Jeunes chercheurs
Retour sur une aporie : l’efficacité du dispositif juridique de lutte contre les violences à l’égard des femmes au Burkina Faso
Paliguewinde Martin Sawadogo
Docteur en droit public, chercheur postdoctoral, Université Laval, Québec, Canada
Cet article analyse l’incidence du dispositif juridique de lutte contre les violences à l’égard des femmes (VEF) au Burkina Faso. Il vise à évaluer l’efficacité dudit dispositif face à la persistance des VEF, attisées par le contexte actuel de crise sécuritaire. Les résultats révèlent un tableau contrasté. D’une part, grâce à l’adoption de textes juridiques et à la mise en place de certaines institutions, de nombreuses actions ont pu être pérennisées en matière de lutte contre les VEF. D’autre part, l’existence d’écueils dans les textes et les dysfonctionnements institutionnels empêchent le dispositif juridique en cause de réduire substantiellement la pratique des VEF. Pour atteindre cette finalité, il convient de mobiliser, outre le droit, d’autres acteurs du changement social au potentiel incrémental souvent sous-estimé que constituent les autorités coutumières et religieuses.
Mots-clés
VEF, genre, inégalités, droit, changement social
Plan de l'article
Introduction
Un dispositif aux résultats contrastés
Des actions pérennisées
Des lacunes persistantes
Une meilleure inclusion des autorités coutumières et religieuses
Les raisons de l’inclusion
Les modalités de l’inclusion
Conclusion
Introduction
Les violences à l’égard des femmes (VEF) constituent un phénomène préoccupant à l’échelle mondiale. Selon l’Afrobaromètre 2021-2023, 24 % de femmes déclarent que les VEF sont une pratique « assez/très courante » au Burkina Faso (M’Cormack-Hale et al., 2023, p. 3).
Les violences à l’égard des femmes sont définies comme :
des actes de violence dirigés contre les personnes de sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes et aux filles un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles, psychologiques, morales, économiques et culturelles y compris la menace de tels actes, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée. (Loi n° 025-2018/AN, 2018, p. 190)
Mener une analyse sur les VEF revêt un enjeu heuristique, celui de contribuer à l’étude critique de l’arsenal juridique mise en place pour la lutte contre les VEF au Burkina Faso.
La réflexion sur un tel cadre juridique pose inévitablement la question de son effectivité. En d’autres termes, le dispositif juridique burkinabè actuel de lutte contre les VEF est-il de nature à favoriser l’éradication ou la réduction substantielle de cette pratique ?
En se fondant sur une approche positiviste et empirique du droit, cela pourrait permettre d’esquisser des éléments de réponse à cette question centrale. Ces éléments pourront s’articuler, dans un premier temps, autour des résultats contrastés que révèle une évaluation dudit dispositif. Dans un second temps, il semble nécessaire, face aux limites du droit, de suggérer l’idée d’une meilleure implication des autorités traditionnelles et religieuses afin d’atteindre la finalité de la réduction substantielle des VEF.
Un dispositif aux résultats contrastés
L’analyse du dispositif juridique burkinabè actuel de lutte contre les VEF exige d’éviter deux extrêmes. Le premier consiste à soutenir que ce dispositif est efficace. Le deuxième à le décrire comme complètement inefficace. Le constat, soutenu par des données empiriques, est que le dispositif juridique de lutte contre les VEF au Burkina Faso a certes permis des progrès, mais il comporte certains écueils.
Des actions pérennisées
Le dispositif juridique de lutte contre les VEF au Burkina Faso a permis des progrès tant sur le plan normatif que structurel. Sur le plan normatif, l’adoption ou la ratification de certains textes a permis de constituer une garantie normative solide pour lutter contre les VEF.
Pour venir à bout des VEF, les autorités burkinabè ont adopté des textes qui les condamnent, les obligent elles-mêmes à prendre certaines mesures, précisent les sanctions prévues contre tout auteur de VEF ainsi que les possibilités pour toute victime d’obtenir réparation devant la justice. Ces textes sont de différentes natures. Tout d’abord, il existe des textes internationaux comme le Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels de 1966[1], la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes de 1979, et la Déclaration 48/104 de l’Assemblée générale des Nations unies sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes de 1993. L’article 4 de cette dernière dispose que :
Les États devraient condamner la violence à l’égard des femmes et ne pas invoquer des considérations de coutume, de tradition ou de religion pour se soustraire à l’obligation de l’éliminer. Les États devraient mettre en œuvre sans retard, par tous les moyens appropriés, une politique visant à éliminer la violence à l’égard des femmes […]. (Nations unies, 1993)
Ensuite, on peut citer des textes régionaux dont la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981[2] (OUA, 1981), qui demeure le texte le plus emblématique. Viennent, enfin, les textes nationaux comme la Constitution de 1991, la loi n° 061-2015/CNT portant prévention, répression et réparation des violences à l’égard des femmes et des filles et prise en charge des victimes, et la loi n° 025-2018/AN portant Code pénal. Par exemple, les articles 513-2 à 514-3 du Code pénal punissent les différentes formes de violences exercées à l’égard des femmes par des peines d’emprisonnement et le paiement d’amendes. À ces textes juridiques, s’ajoutent des politiques comme la Stratégie nationale genre 2020-2024, qui fait de la lutte contre les VEF l’un de ses domaines prioritaires. Du reste, la création de certaines structures constitue une avancée qu’il convient de souligner. Dans cette perspective, la mise en place et le déploiement de certains organismes ont souvent contribué à assurer l’application des textes adoptés.
De nombreuses structures ont été créées et leurs diverses actions ont contribué à réduire la pratique des VEF. En premier lieu, le ministère de la Promotion de la femme, de la Solidarité nationale et de la Famille, institué en 1997, a mis en œuvre des projets visant à lutter spécifiquement contre les VEF. Par exemple, en mars 2021, le ministère, en collaboration avec ses partenaires, a mis en place un numéro vert dédié aux alertes et aux dénonciations des VEF. L’anonymat et la gratuité du mécanisme ont permis de traiter de nombreuses affaires et de prendre en charge les victimes. Dans ce sens, les statistiques dudit ministère indiquent qu’en 2020, 5 224 personnes ont été victimes de violences basées sur le genre (VBG), y compris les VEF, et ont été prises en charge (Zongo, 2021). En second lieu, le Secrétariat permanent du Conseil national pour la promotion du genre (SP/CONAP-Genre), rattaché au ministère de la Promotion de la femme, a mis en place des actions de formation et sensibilisation, aussi bien dans des villages que dans des villes (Zongo, 2022). À Ouagadougou et dans des provinces comme Kaya (UNFPA, 2022) et Tenkodogo (Dembélé, 2023), des centres de prise en charge des victimes de VEF ont été créés, offrant des services médicaux et sociaux.
Bien que les statistiques sur les dossiers relatifs aux VEF ne soient pas disponibles en ligne, on sait que les services de gendarmerie et de police travaillent à faire respecter les droits des citoyens, notamment des femmes. À cet égard, des réseaux de chercheurs comme Afrobaromètre ont salué leur dévouement (AIB, 2024a). Lorsque des auteurs de VEF sont identifiés par ces services, ils peuvent être déférés devant les juridictions étatiques compétentes au sein desquelles il existe des chambres « spéciales » chargées de la répression des VEF. Si les infractions sont effectivement avérées, les juges n’hésitent pas à sanctionner leurs auteurs par des peines d’emprisonnement et de paiement d’amendes.
Ce fut le cas, par exemple, dans l’affaire Ministère public c. Kinda Jean Noël en 2017 (TGI Kongoussi, 2017). Accusé par Marie, mineure de moins de 18 ans, d’agression sexuelle et de viol, Jean Noël, majeur, a reconnu l’ensemble des accusations portées contre lui. Il a été condamné par le tribunal de grande instance (TGI) de Kongoussi à une peine de cinq ans de prison. De même, dans l’affaire Ministère public c. O. S. M. de 2021 (TGI Ouahigouya, 2021), Mohamed a été accusé de tentative de meurtre et d’insultes obscènes. Il avoua les faits et le TGI de Ouahigouya le déclara coupable et le condamna à douze ans de prison. Ainsi, le dispositif juridique de lutte contre les VEF au Burkina Faso a permis de pérenniser des actions. Cependant, ce dispositif comporte des limites qu’il convient de souligner.
Des lacunes persistantes
Les insuffisances du dispositif juridique de lutte contre les VEF au Burkina Faso peuvent être identifiées à deux niveaux : il subsiste non seulement des limites textuelles, mais également institutionnelles qui empêchent ledit dispositif d’atteindre pleinement les finalités pour lesquelles il a été créé.
Les textes adoptés en vue de lutter contre les VEF au Burkina Faso présentent des imperfections. Ces dernières se traduisent, d’une part, par l’omission de certaines notions dans lesdits textes. La première est celle de « violence domestique ». Selon l’article 3.b de la Convention d’Istanbul de 2011, elle désigne :
Tous les actes de violence physique, sexuelle, psychologique ou économique qui surviennent au sein de la famille ou du foyer ou entre des anciens ou actuels conjoints ou partenaires, indépendamment du fait que l’auteur de l’infraction partage ou a partagé le même domicile que la victime. (Conseil de l’Europe, 2011, p. 3)
Le principe de la légalité des peines, qui est l’un des principes généraux du droit pénal, veut que nulle infraction ne puisse être punie et nulle peine ne puisse être prononcée par le juge si elles ne sont pas prévues par la loi. Or, la notion de « violence domestique » n’apparaît ni dans la loi no 025-2018/AN portant Code pénal, ni dans la loi n° 061-2015/CNT portant prévention, répression et réparation des violences à l’égard des femmes et des filles et prise en charge des victimes. Dès lors, il serait difficile pour le juge de sanctionner les auteurs de violences domestiques. Pourtant, selon l’Afrobaromètre 2021-2023, les Burkinabè reconnaissent l’existence de ce type de violence. De plus, 26 % d’entre eux considèrent la violence domestique comme une affaire pénale dont la résolution complète nécessite l’implication des forces de l’ordre (M’Cormack-Hale et al., 2023, p. 4).
Ensuite, la deuxième notion est celle de « violences basées sur l’honneur » (VBH). Elles peuvent être définies comme des actes de violence exercés à l’égard d’une femme par un groupe (tribu, clan, ethnie) qui considère que les paroles ou les actes, compromettant sa chasteté, ont porté atteinte à l’honneur du groupe. Cette absence pourrait s’expliquer par le fait que de telles violences sont rares dans la société burkinabè. Cependant, rien ne garantit que, à l’avenir, de telles violences ne prendront pas des proportions inquiétantes. Par exemple, le vide juridique relatif aux VBH n’inquiétait pas outre mesure le législateur canadien jusqu’au jour où des drames ébranlèrent la société canadienne (Conseil du statut de la femme, 2013).
D’autre part, les lacunes des textes se traduisent par le caractère non dissuasif de certaines sanctions. Tel est le cas de celles prévues pour les auteurs de violences morales et psychologiques. Le législateur n’a pas assorti ce type d’infractions de peines d’emprisonnement ; ainsi l’auteur reconnu de ce type de violence sera uniquement condamné à payer des amendes comprises entre 250 000 FCFA et 600 000 FCFA, selon l’article 513-5 de la loi no 025-2018/AN portant Code pénal. Les violences morales et psychologiques ont-elles des effets moins néfastes que les autres formes de violences pouvant donner lieu à des peines privatives de liberté ? Le paiement d’amendes de 600 000 FCFA par un homme reconnu coupable d’« abandon moral et matériel du foyer » depuis des années peut-il réparer de manière juste les préjudices subis par la femme et les enfants ? On peut en douter. D’ailleurs, les psychologues montrent que les violences morales et psychologiques ont des effets dévastateurs sur la victime au sein du couple, mais aussi sur les enfants.
Sur le plan institutionnel, des écueils existent également. Les institutions responsables de la lutte contre les VEF ne fonctionnent pas souvent comme il le faudrait. D’abord, les victimes de VEF ne bénéficient pas toujours des traitements, conseils et services médico-sociaux en raison de l’inexistence de centres de prise en charge dans certaines localités du Burkina Faso. En effet, le Rapport d’analyse de la situation des VBG au Burkina Faso de la période allant du 1er janvier au 30 juin 2022 révèle que seules cinq sur treize régions du pays disposent de services spécialisés en VBG (médical, psychosocial, sécurité/sûreté, juridique, réinsertion socio-économique). Il précise que 85 % des survivantes de viol n’ont pas reçu une prise en charge clinique appropriée dans le délai de soixante-douze heures suivant le crime (AoR VBG Burkina Faso, 2022, p. 3).
Ensuite, le montant des crédits alloués aux différents organismes publics chargés de la lutte contre les VEF demeure insuffisant. Par exemple, selon le rapport d’analyse sus-cité, sur un budget requis de 25 millions, 1,8 million a été décaissé pour les activités du sous-cluster (AoR) VBG du Burkina Faso. Dans le contexte actuel où la lutte contre le terrorisme demeure la priorité, l’accroissement des dépenses militaires (Somda, 2024) a pu entraîner une réduction des crédits affectés à la lutte contre les VEF. Or, selon le rapport semestriel 2022 du sous-groupe sur les VBG, 91 % des cas rapportés au cours de cette période concernent des personnes déplacées à l’intérieur du pays en raison du terrorisme (Cluster Protection Burkina Faso, 2022, p. 1).
Par ailleurs, les victimes des VEF rencontrent souvent des difficultés financières pour accéder à la justice. Pour y remédier, un fonds d’assistance judiciaire aux victimes de violences a été créé. Mais, son opérationnalisation reste laborieuse et le dispositif souffre d’une grande invisibilité auprès de ses bénéficiaires (AIB, 2024b). De plus, lorsque les victimes des VEF parviennent, enfin, à surmonter ces difficultés, elles n’obtiennent pas toujours des réparations justes pour les préjudices subis.
C’est le cas par exemple dans l’affaire Ministère public c. G. S. alias Kakaga de 2019 (TGI Ouahigouya, 2019). G. S. alias Kakaga, âgé de plus de 18 ans, a été accusé d’avoir tenté de violer une fille mineure. Après l’avoir traînée dans la brousse et déshabillée, il fut interrompu par la mère de la jeune fille qui confronta l’accusé avec un bâton. G. S. a reconnu les faits et affirma qu’il avait eu une envie incontrôlable d’avoir des relations sexuelles avec la victime au moment où celle-ci livra dans sa boutique le repas, qu’il avait commandé au restaurant de sa mère. Après avoir examiné tous les arguments, le TGI de Ouahigouya le déclara coupable de tentative de viol et le condamna à douze mois de prison avec sursis, plus une amende de 100 000 FCFA. Quant à la victime, le tribunal lui accorda une indemnité d’une valeur de 10 000 FCFA. Avec une telle sentence, il est légitime de s’interroger sur l’équité de la justice envers les victimes de VEF.
Au demeurant, parce que les VEF peuvent avoir un lien avec les coutumes et les croyances religieuses, il semble opportun de trouver des voies et moyens pour impliquer davantage les autorités coutumières et religieuses dans cette lutte.
Une meilleure inclusion des autorités coutumières et religieuses
En Afrique en général et au Burkina Faso en particulier, les autorités coutumières et religieuses occupent une place importante dans la société. Par l’exercice des pouvoirs religieux et coutumiers dont elles sont dépositaires, elles participent aux dynamiques sociétales. Dans le cadre de la lutte contre les VEF, il existe de nombreux arguments qui militent en faveur d’une meilleure inclusion des autorités coutumières et religieuses. L’amélioration de ce processus d’inclusion pourrait s’opérer selon diverses modalités.
Les raisons de l’inclusion
La nécessité d’une meilleure inclusion des autorités coutumières et religieuses dans la lutte contre les VEF repose essentiellement sur trois raisons.
La première tient au fait que la persistance des VEF semble en partie liée à des schémas et modèles de comportements sociaux et culturels communément véhiculés par des coutumes et des religions. En effet, ces dernières diffusent souvent des stéréotypes, des idées et des valeurs qui ont contribué à instaurer des rapports de forces inégaux entre les hommes et les femmes, encourageant ainsi la domination des premiers sur les secondes et par ricochet, l’exercice des VEF. L’ONU reconnaît implicitement le rôle de certaines coutumes et religions dans la pérennisation des VEF lorsqu’elle engage les États parties à condamner la violence à l’égard des femmes et à ne pas invoquer des considérations de coutume, de tradition ou de religion pour se soustraire à l’obligation de l’éliminer[3]. Du reste, les autorités coutumières et religieuses – et c’est la seconde raison – disposent d’un pouvoir incrémental réel (Perrot & Fauvelle-Aymar, 2003 ; Bayart, 2018). En effet, ce pouvoir revêt diverses formes. Il s’agit, d’une part, d’un pouvoir normatif et herméneutique, par lequel ces autorités peuvent participer à la fabrique et à l’interprétation des normes coutumières et religieuses. D’autre part, elles disposent d’une légitimité et d’un pouvoir politique leur permettant de jouer encore aujourd’hui un rôle crucial progressiste dans le domaine social, politique et culturel. À titre illustratif, elles exercent une fonction essentielle de prévention et de règlement des conflits familiaux, communautaires et politiques. En témoigne la médiation des autorités coutumières et religieuses lors de la situation conflictuelle en 2022 entre le capitaine Ibrahim Traoré et le lieutenant-colonel Henri Damiba. L’implication de ces autorités a eu, indéniablement, un effet transformationnel : la situation, qui aurait pu finir en chaos et en bain de sang, a abouti à un dénouement « apaisé » avec la démission du lieutenant-colonel Henri Damiba (Le faso.net, 2022). La troisième raison, qui justifie l’idée d’une meilleure inclusion des autorités coutumières et religieuses dans la lutte contre les VEF, est inhérente à la prééminence de facto des droits coutumiers et religieux sur le droit étatique (Sow Sidibé, 1991). Par exemple, la loi portant Code des personnes et de la famille (CPF) du Burkina Faso interdit la dot[4]. Toutefois, la plupart des futurs mariés observent les normes coutumières qui prescrivent la dot. De même, les mariages coutumiers et religieux ne sont pas explicitement reconnus dans le CPF. En dépit de cette non-reconnaissance, des citoyens ne manquent pas de célébrer leurs mariages de manière religieuse ou coutumière au détriment du mariage civil devant l’officier de l’état civil. Cette référence prééminente aux mariages coutumiers et religieux constitue l’une des raisons pour lesquelles le gouvernement a adopté le 10 juillet 2024 un avant-projet de loi portant CPF dans lequel il consacre la reconnaissance des mariages coutumiers et religieux à travers leurs transcriptions sur le registre d’état civil sous certaines conditions (Queen Mafa, 2024).
Les modalités de l’inclusion
Une piste qui peut être explorée est celle de l’institutionnalisation d’un espace de dialogue tripartite, regroupant les représentants des autorités étatiques (membres du gouvernement et du parlement), les représentants des organisations de défense des droits des femmes et ceux des autorités coutumières et religieuses. Cependant, l’inclusion de ces derniers constitue un exercice délicat qui pourrait se solder par un échec si un biais psychologique n’est pas pris en compte : il s’agit, pour les divers acteurs, d’éviter toute attitude ou comportement méprisant à l’égard des autorités coutumières et religieuses tendant à les assimiler à des forces rétrogrades. Une fois ce biais surmonté, cet espace de dialogue pourrait se présenter comme un lieu de plaidoyer où les représentants des autorités étatiques et des organisations de défense des droits des femmes pourraient orienter leurs stratégies, fondées sur le « nudge » pour atteindre deux objectifs.
Le premier objectif serait d’encourager les autorités coutumières et religieuses à faire évoluer certaines normes coutumières et à donner une interprétation des textes religieux dans un sens favorable à la réduction des VEF. En effet, si le pouvoir normatif et herméneutique de ces autorités est mis au service de la protection des femmes, il pourrait contribuer à réduire considérablement les VEF. Prenons, par exemple, l’hypothèse où toutes les autorités coutumières viendraient à adopter des « décrets » coutumiers interdisant explicitement l’excision ou les violences physiques à l’égard des femmes dans le ressort de leurs juridictions. Ce pouvoir normatif n’aurait-il pas des effets bénéfiques sur la lutte contre les VEF ? Il convient de répondre par l’affirmative.
Le deuxième objectif serait d’inciter les autorités coutumières et religieuses à user de leur légitimité, en tant que leaders d’opinion, pour donner de la voix dans les divers médias et sensibiliser sur la nécessité d’abandonner les actes de VEF. Leur légitimité leur confère l’avantage de voir leurs messages être écoutés et mis en pratique par les populations. Cette approche mérite d’être explorée, d’autant plus qu’elle semble avoir fait les preuves de son efficacité à propos d’autres phénomènes, comme les discours de haine tenus par des prédicateurs. Face à leur propagation dans les médias, les autorités religieuses ont pris le phénomène à bras-le-corps à travers des interventions médiatiques (spots publicitaires, interviews, communiqués, etc.). Il peut sembler prématuré de dresser le bilan d’une telle initiative, mais des résultats tangibles sont déjà visibles, avec de moins en moins de discours haineux émanant de prédicateurs dans l’espace médiatique.
Conclusion
L’analyse du dispositif juridique de lutte contre les VEF au Burkina Faso présente l’image d’un iceberg. Sur sa partie émergée, on observe de nombreux progrès réalisés. Cependant, il existe une grande partie immergée, constituée de divers écueils qui réduisent la performance de ce dispositif. Du reste, cette réflexion a permis de rappeler que le droit n’est qu’un vecteur du changement social. Il est illusoire de faire du droit la panacée, car :
il reste au droit et aux juristes à reconnaître, plutôt que de se livrer à une course poursuite avec les faits, vouée à l’échec, qu’ils rencontrent des bornes, que tout ne saurait se régler en pure logique du droit et sur son seul terrain, et qu’il est des épisodes, souvent les plus dramatiques, de la vie politique [et sociale] qui leur échappent. (Du Bois de Gaudusson, 2003, p. 149)
À côté du droit, il existe d’autres acteurs du changement social tels que les autorités coutumières et religieuses. En raison de leur potentiel incrémental, elles peuvent davantage être mobilisées afin de réduire substantiellement les violences à l’égard des femmes au Burkina Faso, actuellement en proie à une crise multidimensionnelle.
Notes
[1]« Article 3 : Les États parties au présent Pacte s’engagent à assurer le droit égal qu’ont l’homme et la femme au bénéfice de tous les droits économiques, sociaux et culturels qui sont énumérés dans le présent Pacte. »
[2] « Article 4 : La personne humaine est inviolable. Tout être humain a droit au respect de sa vie et à l’intégrité physique et morale de sa personne : nul ne peut être privé arbitrairement de ce droit. »
[3] Article 4 de la Déclaration 48/104 de l’AG/NU sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes de 1993.
[4] Article 244 du Zatu an VII 13 du 16 novembre 1989 portant institution et application d’un code des personnes et de la famille au Burkina Faso.
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Pour citer l'article :
APA
Sawadogo, P. M. (2025). Retour sur une aporie : l’efficacité du dispositif juridique de lutte contre les violences à l’égard des femmes au Burkina Faso. Global Africa, (9), pp. 180-186. https://doi.org/10.57832/zg67-mm19
MLA
Sawadogo, Paliguewinde Martin. « Retour sur une aporie : l’efficacité du dispositif juridique de lutte contre les violences à l’égard des femmes au Burkina Faso. » Global Africa, no. 9, 2025, pp. 180-186. doi.org/10.57832/zg67-mm19
DOI
https://doi.org/10.57832/zg67-mm19
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