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Analyses critiques

L’Académie africaine a-t-elle besoin de son propre index de citations ?

David Mills

Professeur associé, pédagogie et sciences sociales

Université d’Oxford

david.mills@education.ox.ac.uk


Toluwase Asubiaro

Docteur en philosophie

African Research Visibility Initiative, Calgary, Alberta, Canada

Département des sciences de l'information, Université d’Afrique du Sud, Afrique du Sud

tasubiar@uwo.ca

numéro :

Publier la recherche africaine

Publishing Africa

Kuchapisha utafiti wa Kiafrika

نشر البحوث الأفرقية

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

20 septembre 2024

ISSN : 

3020-0458

07.2024

Pourquoi l’indexation dans Web of Science (WoS) et Scopus est-elle si importante pour les revues africaines ? Et pourquoi est-il si difficile d’obtenir cette indexation ? Dans cet article, nous revisitons l’histoire du premier index de citations, la logique de sa couverture très sélective, la sous-représentation persistante des revues africaines et son importance symbolique pour de nombreux chercheurs. Nous nous demandons également si la solution consiste à créer un index de citations alternatif axé sur l’Afrique, ou s’il existe d’autres moyens de promouvoir la visibilité et l’accessibilité des revues africaines.

L’entreprise d’Eugene Garfield, l’Institute for Scientific Information (ISI), a lancé le premier Science Citation Index (SCI) en 1963 (Garfield, 1963). Une analyse de la documentation de l’ISI montre que 95 % des 615 premières revues scientifiques indexées étaient publiées en Europe et en Amérique. Cette couverture a modifié le comportement des auteurs et le choix des revues, et a renforcé les hiérarchies existantes. Garfield a ensuite justifié mathématiquement la sélection des revues, privilégiant des revues « centrales », et a formulé la « loi de concentration de Garfield ». En 1973, l’ISI a lancé un Social Science Citation Index, indexant 1 000 revues centrales en sciences sociales, encore une fois sans représentation africaine. Dans les années 1990, les index ont été numérisés, permettant l’exploitation de leurs données. La création de classements des universités a amplifié l’importance de la réputation et la valeur commerciale des index.

Aujourd’hui, Web of Science et Scopus continuent d’utiliser la « citabilité » des revues candidates par les revues déjà présentes dans l’index pour orienter les décisions de sélection. Par conséquent, les revues publiées en périphérie mondiale, dans des domaines restreints ou dans des langues autres que l’anglais, ont du mal à être indexées. En 2023, si on exclut l’Afrique du Sud, seulement environ 60 sur plus de 30 000 revues indexées dans Web of Science étaient publiées en Afrique subsaharienne. Une réponse possible consisterait à créer un index et une base de données alternatifs de revues axées sur l’Afrique. Nous concluons en décrivant l’historique des tentatives de création d’un tel index, y compris les initiatives actuelles. Une autre réponse est de promouvoir la visibilité internationale et la disponibilité des revues africaines par la fourniture de métadonnées de haute qualité, l’utilisation de DOI et l’hébergement sur des portails internationaux.


Mots-clés

Index de citations, science ouverte, publication de revues, Afrique, bibliodiversité

Plan de l'article

Introduction


Une brève histoire de l’index de Garfield


Pourquoi si peu de revues africaines sont-elles indexées dans Web of Science et Scopus ?


Un index de citations africain est-il la solution ?


Conclusion : science mondiale, science africaine ?

Introduction

En novembre 2023, l’éditeur du Nigerian Journal of Technology a annoncé que le numéro 3 du volume 42 de la revue était un « tout nouveau » journal, car il venait d’être accepté pour l’indexation dans Scopus (Nnaji, 2023). Nnaji a souligné qu’il s’agissait d’un long parcours. La revue avait été publiée pour la première fois en ligne en 2012, avait déjà fait deux demandes d’indexation et avait mis à jour son site web. Pour rassurer les auteurs potentiels sur la véracité de cette affirmation, un lien vers l’outil de suivi de Scopus[1] avait également été inclus. Quelques mois plus tard, le politologue nigérian Jideofor Adibe se réjouissait également. Son bulletin d’information de mars 2024 rappelait que cette date marquait les vingt ans de publication de revues par sa société Adonis and Abbey. Il mentionna aux lecteurs qu’un programme mis en place pour « aider à résoudre la question de la forte mortalité des revues publiées par des Africains » avait conduit au lancement de 21 revues, dont sept indexées dans Scopus (Adibe, 2024).
Pour chaque gagnant dans le jeu de l’indexation, il y a de nombreux perdants. Des revues médicales nigérianes de premier plan ont été retirées de Scopus, notamment le West African Journal of Medicine (retiré de Scopus en 2021), l’African Journal of Medicine and Medical Sciences et le Nigerian Journal of Medicine (tous deux retirés en 2016). Malgré leur classement parmi les 10 meilleures revues pour les chercheurs nigérians et leur indexation dans d’autres bases de données telles que l’Index Medicus Africain de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), les trois ont eu du mal à recevoir des propositions d’articles et à maintenir leurs plannings de publication. En tant que revues des associations médicales nationales ou régionales, certaines publiaient depuis les années 1980 en s’appuyant sur le travail non rémunéré d’éditeurs et de réviseurs bénévoles. Le West African Journal of Medicine a été relancé en 2021, après une interruption de sept ans. L’African Journal of Medicine and Medical Sciences n’a pas publié de numéro depuis 2021, tandis que le Nigerian Journal of Medicine a été publié depuis 2021 par Medknow, une marque de l’éditeur international Wolters Kluwer.
Pourquoi l’indexation dans Web of Science et Scopus est-elle si importante pour les éditeurs de revues africaines ? Web of Science et Scopus, un index concurrent créé par Elsevier en 2004, sont devenus des index de citations multidisciplinaires influents en raison de leur sélectivité. Ils prétendent fournir la couverture mondiale nécessaire pour soutenir le système de communication scientifique (Schott, 1991), mais ils indexent une fraction beaucoup plus petite de revues et de recherches provenant de la plus grande partie du globe comparativement à celles publiées en Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord (Archambault et al., 2006 ; Mongeon & Paul-Hus, 2016 ; Rafols et al., 2019 ; Asubiaro et al., 2024). Malgré les critiques répétées de ces disparités géographiques, la domination et l’influence de ces index demeurent.
Dans cet article, en nous appuyant sur des sources historiques existantes, nous montrons comment les biais linguistiques, géographiques et disciplinaires ont été intégrés dès le début dans le Science Citation Index de Garfield. Les décisions initiales concernant le choix des revues à indexer ont réaffirmé les clivages existants entre les sciences dans ce qui était dans les années 1980 appelé le « premier » et le « troisième » monde (Gibb, 1995). Cela a été amplifié par des processus de sélection et d’évaluation des revues basés sur les métriques de citations. Les auteurs ont priorisé les revues indexées pour la publication, renforçant la réputation des réseaux académiques et des géographies existantes. Les revues du monde majoritaire en ont souffert. L’héritage de ces décisions initiales d’indexation est encore visible dans la couverture contemporaine des index. Comment pourrait-on remédier à cette situation ? Si peu de revues africaines sont indexées, l’Afrique devrait-elle construire son propre index de citations ? Ou cela créerait-il simplement de nouvelles inégalités ? La dernière partie de l’article explore les efforts – passés et présents – visant à améliorer la visibilité internationale et la possibilité de trouver des articles de la recherche africaine, ainsi que le potentiel désormais offert par le mouvement de la « science ouverte ».

 

Une brève histoire de l’index de Garfield

L’idée d’un index de citations académique a été développée pour la première fois par le spécialiste de l’information américain Eugene Garfield dans les années 1950. Fasciné par le défi que représente la gestion des flux d’informations croissants générés par l’essor de la science après la Seconde Guerre mondiale, il avait créé sa propre entreprise en 1955 – l’Institute for Scientific Information. Sa première publication était Current Contents, un livret agrafé contenant les sommaires des revues de sciences de la vie qui permettait aux bibliothécaires de recherche de choisir les revues auxquelles leurs institutions devaient s’abonner. Lancée en 1958 avec 150 revues, sa popularité a rapidement augmenté. En 1967, Current Contents couvrait 1 500 revues en physique, chimie et sciences de la vie, soutenues par des abonnements d’universités et d’entreprises.
Son invention suivante s’inspirait d’un outil de recherche juridique basé aux États-Unis appelé « les citations de Shepherd ». Datant des années 1870, cet outil permettait aux avocats de rechercher la jurisprudence et les décisions juridiques antérieurs. Garfield voyait la « shepherdisation » de la science comme un moyen de gérer l’augmentation exponentielle des publications scientifiques après la Seconde Guerre mondiale (Garfield, 1955). Il la considérait comme une aide pour les bibliothécaires afin d’identifier les développements scientifiques les plus importants et de faire face à ce qu’il a appelé plus tard « la surcharge d’informations iatrogène » (Garfield, 1984). Il estimait également que les scientifiques devaient connaître les citations existantes d’un article qu’ils citaient et que les liens vers des travaux antérieurs les aideraient à comprendre la « transmission des idées » et la structure intellectuelle de la pensée. En comptant le nombre total de citations, on pouvait mesurer le « facteur d’impact » d’un article et donc quantifier son importance (voir aussi Small, 2017).
L’histoire de l’index de Garfield est également une histoire de rivalité pendant la guerre froide. Alors que la Russie et les États-Unis se disputaient l’influence scientifique, les deux camps se sont tournés vers la bibliométrie pour mesurer et suivre l’évolution de la science. Garfield était conscient des tentatives antérieures visant à créer des catalogues complets des sciences (1961). Csiszar (2023) retrace les origines de l’index de Garfield vers ce qu’il appelle l’« impérialisme bibliométrique » (Csiszar, 2023, p. 105), comme les tentatives infructueuses de la Royal Society de Londres pour créer un Catalogue international de la littérature scientifique dans les années précédant la Première Guerre mondiale. Les travaux des historiens de la science (par exemple, Guedon, 2001 ; Daling, 2023 ; Fyfe et al., 2017) retracent également l’impact de la publication de revues commerciales sur ce flux d’informations croissant.
Le parcours de Garfield est relaté en détail dans des notes de bas de page par Wouters (1999), qui note comment la « crise du Spoutnik » de 1957 a « transformé le problème de contrôle bibliographique des bibliothécaires en une crise nationale de l’information » (Wouters, 1999 p. 62). Très tôt, Garfield a cherché à faire valoir de manière pragmatique la sélectivité, en affirmant que « l’absence de couverture complète n’est pas nécessairement un argument contre un index de citations. C’est en fait un argument en sa faveur » (1955, p. 109). Garfield insistait sur le fait que les décisions concernant les revues à indexer étaient basées sur les données de citations et les conseils d’experts, mais inévitablement aussi sur l’expérience de l’ISI dans la publication de Current Contents et son historique de sélection des revues les plus significatives et importantes pour l’établissement de résumés, basés sur les retours des chercheurs et des bibliothécaires. Csiszar suggère qu’il s’agissait simplement d’une « décision commerciale basée sur les besoins des abonnés potentiels et réels » (2023, p. 120).
Après avoir finalement obtenu un financement de la marine américaine, Garfield a pu commencer à travailler à l’élaboration du Science Citation Index (Garfield, 1963). Après plusieurs prototypes avec des revues de génétique, le premier index de Garfield, publié en 1963, rassemblait des données de citations de 613 revues scientifiques. Bien que cet index comprenait des revues provenant de 28 pays, notre analyse montre que 70 % d’entre elles étaient publiées aux États-Unis ou au Royaume-Uni, et la quasi-totalité des autres en Europe. Cette sélection était basée sur une perspective américaine du paysage scientifique. Dix revues russes étaient incluses, ainsi que deux de Chine, trois d’Inde, sept du Japon et quatre d’Amérique latine, mais aucune d’Afrique. La géographie académique de l’économie de l’édition euro-américaine était intégrée dans l’index dès le départ.
Le défi initial était de maintenir la tâche et les coûts sous contrôle, étant donné que des millions de notes de bas de page, de références et de citations devaient être saisies manuellement, stockées sur des disques magnétiques et traitées sur un ancien ordinateur IBM. Garfield a tiré le meilleur parti des premières technologies informatiques pour réduire les coûts. L’ISI employait une équipe de 100 opérateurs de données qui ajoutaient des données à un ordinateur central via des bandes magnétiques. En travaillant en deux équipes, cinq jours par semaine, ils pouvaient traiter 25 000 références par jour (Garfield, 1979). Comme le note Csiszar, transformer les notes de bas de page en citations était une « opération massivement laborieuse » (2023, p. 120). L’index a grandi et à mesure que le SCI commençait à influencer les décisions d’achat, les éditeurs et les rédacteurs en chef « se sont battus pour que leurs revues soient couvertes » (Small, 2017, pp. 605-606). En 1966, le Science Citation Index comprenait 1 150 revues, augmentant à 2 000 en 1968. Peu à peu, davantage de revues non européennes ont été indexées, mais leur proportion est restée faible compte tenu de la croissance parallèle du nombre de séries publiées aux États-Unis et en Europe. Alors que de plus en plus de revues « internationales » étaient lancées ou reprises par des éditeurs commerciaux, l’existence d’un facteur d’impact de la revue était un label de l’importance et du statut de la série (Mills, 2024). Au cours des deux décennies suivantes, l’index a doublé de taille et en 1990, il comptait environ 4 000 revues. Malgré les efforts de marketing de Garfield, y compris plusieurs films, et son succès à vendre son index aux agences d’État soviétiques (Aronova, 2021), l’index n’a jamais été rentable pour l’ISI.
Dès son lancement, les sociologues et les chercheurs en sciences ont commencé à remettre en question la couverture de l’index et la signification des données de citations pour différentes disciplines et régions, compte tenu des cultures de citations très différentes (Cole & Cole, 1971). Certains se moquaient de l’idée que l’objectivité pouvait être atteinte en « ne lisant pas la littérature » (Garfield, 1972 ; Oliver, 1970). La sélectivité disciplinaire, géographique et linguistique intrinsèque à ces index a suscité des inquiétudes. Le biais géographique et linguistique du Science Citation Index (désormais appelé Web of Science) contre la « science périphérique » a été souligné pour la première fois par des chercheurs en sciences dans les années 1970 (Narin, 1976). Narin s’appuie sur les données disponibles pour suggérer qu’il y avait entre 550 et 650 revues africaines publiées à travers le continent au début des années 1960, mais aucune d’entre elles n’était indexée.
Les débats ont continué. Dans les années 1990, Scientific American a publié une critique de la discrimination systématique des index de citations à l’encontre de ce qui était appelé « revues du tiers-monde » (Gibbs, 1995). En analysant les données du SCI de 1994, Gibbs a montré que le pourcentage de revues indexées provenant de cette région du monde avait chuté de 40 % au cours de la décennie de 1983 à 1993, passant d’environ 2,5 % à environ 1,5 % (Gibbs, 1995, p. 194). Il a également souligné la baisse marquée des facteurs d’impact de plusieurs revues brésiliennes et indiennes au cours de la même période.
Garfield s’est toujours empressé de répondre à ces critiques, remettant en question la qualité des revues du tiers-monde (Garfield, 1983 ; 1997 ; Goodwin & Garfield, 1980). Garfield écrivait des « Essais d’un scientifique de l’information », publiés dans Current Contents. Pressé de justifier la sélectivité de l’index, Garfield connaissait depuis longtemps la loi de Bradford sur la dispersion, nommée d’après un mathématicien britannique qui affirmait que la littérature la plus importante dans un domaine scientifique est publiée uniquement dans un groupe restreint de revues. Dès 1955, Garfield a mis en évidence la répartition 80/20 des articles importants. En 1971, il est revenu sur ce point comme une justification pour la sélectivité des revues. Il affirmait que les travaux de l’ISI avaient confirmé ce qu’il appelait « la loi de concentration de Garfield » selon laquelle une « liste de base de 500 à 1 000 revues couvrira 80 à 100 % de toutes les références de revues » (Garfield, 1971, p. 223) dans un domaine. Il a noté que « 25 revues représentaient 20-25 % des 4 millions de citations » traitées pour l’index de 1969, avant de souligner avec ironie que les « implications de cette découverte pour l’établissement de futures bibliothèques, en particulier dans les pays en développement, devraient être assez évidentes » (Garfield, 1971, p. 223).
Les coûts de saisie des données de citations se sont avérés être un fardeau pour l’ISI, surtout à mesure que l’index se développait (Small, 2017). Thompson Reuters a acheté l’ISI de Garfield en 1992 et a entièrement numérisé la base de données de citations. La croissance de la puissance informatique, le potentiel qu’elle offrait pour l’exploration et l’analyse de données à grande échelle ont modifié le paysage des données, tout comme l’arrivée d’Internet. L’index a été rebaptisé « Web of Science » en 2016, il a été racheté par un fonds d’investissement privé pour 3,5 milliards de livres sterling et rebaptisé Clarivate (Pranckuté, 2021). L’influence mondiale des données de citations a été amplifiée par leur utilisation dans les classements universitaires mondiaux et la montée des politiques nationales d’évaluation de la recherche.
La « collection principale » de Web of Science couvre désormais plus de 21 500 revues dans quatre index différents : Science Citation Index Expanded (SCIE), Social Sciences Citation Index (SSCI), Arts & Humanities Citation Index (A&HCI) et Emerging Sources Citation Index (ESCI)[2]. Clarivate Analytics, le propriétaire de Web of Science et de nombreux autres produits d’analyse d’information et de données (par exemple, Proquest, EndNote), est une grande multinationale avec un revenu d’exploitation de 2,7 milliards de dollars en 2022.
Elsevier, la plus grande maison d’édition universitaire, basée à Amsterdam et à Londres, a lancé un index concurrent, Scopus, en 2004. La couverture de ce dernier est environ 30 % supérieure à celle de WoS et continue de s’étendre. En 2023, Scopus a indexé 29 750 revues actives, ainsi que des prépublications de revues et des documents de conférences[3]. Elsevier propose des services connexes aux universités, notamment un soutien pour préparer les revues à une demande d’indexation[4]. Scopus appartient à Elsevier qui fait partie du groupe RELX, basé à Amsterdam et à Londres, avec un revenu d’exploitation de 8,5 milliards de livres sterling et une marge bénéficiaire de 31 %. Tous les deux bénéficient de la domination européenne d’une industrie de publication de recherche « mondiale » qui remonte au début du xxe siècle (Mills, 2024).

 

Pourquoi si peu de revues africaines sont-elles indexées dans Web of Science et Scopus ?

Le répertoire de revues Ulrichsweb est une base de données de près de 90 000 revues académiques. Sur les quelques 2 200 revues universitaires actives d’Afrique subsaharienne qui y figurent, seules 169 sont indexées dans Web of Science et 178 dans Scopus (Asubiaro & Onaolapo, 2023). Parmi ces revues, plus de 100 sont publiées en Afrique du Sud.
En excluant l’Afrique du Sud, seule une soixantaine de revues publiées en Afrique subsaharienne sont actuellement indexées dans Scopus. Seules quelques-unes sont publiées en français, entièrement ou partiellement, dont deux au Sénégal, une au Mali, quelques-unes au Maroc, en Algérie et en Tunisie. Le nombre indexé dans Web of Science est encore plus faible. Le portail de revues en libre accès DOAJ n’a indexé que 213 revues d’Afrique subsaharienne en 2023, dont 142 en provenance d’Afrique du Sud. Sa couverture des revues en libre accès de l’Afrique francophone est particulièrement faible avec seulement une revue chacune de la Côte d’Ivoire, du Burkina Faso, du Mali, mais aucune du Sénégal. Cela représente moins que dans Scopus ou Web of Science. En comparaison, plus de 700 revues académiques africaines sont hébergées sur la plateforme AJOL (Africa Journals Online), dont environ deux tiers sont des revues actives.
Environ un quart des revues mondiales dans Ulrichsweb sont indexées dans Web of Science et Scopus, mais certaines régions sont couvertes de manière beaucoup plus systématique que d’autres. L’Afrique subsaharienne est l’une des régions les moins représentées (Asubiaro, 2023 ; Asubiaro et al., 2024). Selon Asubiaro, Onaolapo et Mills (2024), 32 % des revues européennes répertoriées dans l’annuaire Ulrichsweb sont indexées dans Web of Science, un chiffre similaire à celui des revues nord-américaines. En revanche, seuls 8 % des revues d’Asie centrale et méridionale, d’Asie de l’Est et du Sud-Est, et d’Afrique subsaharienne répertoriées dans le répertoire des périodiques d’Ulrich sont indexées dans Web of Science.
Par conséquent, on pourrait dire que l’Europe et l’Amérique du Nord sont « surreprésentées » dans Scopus et Web of Science, avec des taux de surreprésentation allant de 19 % à 35 %. Ces inégalités géographiques se renforcent d’elles-mêmes et influencent les choix de publications à travers le monde (Huang et al., 2020 ; Selten et al., 2020). Les chercheurs dans les pays majoritaires sont incités à publier dans les revues indexées et à les citer, ce qui affaiblit les revues locales et non traditionnelles ainsi que les systèmes scientifiques nationaux (Rafols et al., 2019). Par exemple, de nombreuses universités nigérianes ont instauré des politiques de promotion exigeant des publications dans des revues « internationales » plutôt que nigérianes (Mills & Branford, 2022). En effet, les revues « internationales » – souvent définies de manière vague – sont considérées comme plus réputées et donc plus à même de juger de la qualité de la recherche. Cela soulève d’autres questions sur ce que veut dire revues « internationales » réputées (Omobowale, 2014). Dans certains cas, comme à l’université privée Covenant au Nigeria, le terme « international » est défini plus précisément comme les revues indexées dans le premier quartile de WoS et Scopus.
Le dynamisme des écosystèmes de recherche non anglophones à travers les pays majoritaires ainsi que leurs résultats de recherche et leurs citations sont mieux pris en compte dans les bases de données régionales telles que SciELO, Redalyc et REDIB, qui desservent l’Amérique latine ; Garuda, qui dessert l’Indonésie ; et CNKI en Chine. Les niveaux de sous-représentation de la recherche provenant des pays en dehors de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord dans Web of Science et Scopus sont clairement mis en évidence. Ces inégalités géographiques dans l’indexation sont aggravées par les pratiques de citations selon lesquelles les chercheurs individuels sont plus susceptibles de citer des travaux indexés. Bien qu’il y ait une production scientifique africaine croissante, une grande partie de celle-ci continue d’être négligée par ces index (Asubiaro et al., 2024 ; Rabkin et al., 1979 ; Tijssen, 2007). Compte tenu de la croissance exponentielle des productions scientifiques et des citations, les inégalités existantes en matière de citations continuent de s’élargir (Horton, 2022 ; Vanderstraeten & Vandermoere, 2021). Nielsen et Andersen (2021) montrent comment les 1 % des scientifiques mondiaux les plus cités augmentent leur part de publications et de citations. L’Afrique du Sud est la seule exception à la tendance panafricaine générale, augmentant sa concentration de chercheurs « hautement cités ».
Soixante ans après le lancement du premier index par Garfield, obtenir une indexation dans WoS ou Scopus reste un défi. Les index ont des politiques de sélection et d’évaluation basées sur des critères stricts et désindexent régulièrement les revues jugées « peu performantes ». Web of Science[5] utilise 28 critères différents pour évaluer les revues. Les critères d’impact des revues incluent l’évaluation de la signification du contenu et trois métriques basées sur les citations : les citations des auteurs, les citations du comité de rédaction et les données comparatives sur les citations.
Scopus évalue également la qualité des revues parmi les 3 500 candidatures qu’il reçoit chaque année en fonction de la « fréquence des citations des articles de revue dans Scopus ». Il mesure aussi la « diversité dans la répartition géographique » des éditeurs et des auteurs. Scopus utilise des références de pairs basées sur les citations dans le cadre de ce qu’il appelle l’« enrichissement de titre ». Les revues doivent avoir un taux d’autocitation ne dépassant pas 200 % de la moyenne pour leur domaine, et des taux de citations, des nombres d’articles et du nombre de clics sur Scopus d’au moins 50 % de la moyenne. Ces critères discriminent les petites revues et celles qui s’adressent à une communauté de recherche relativement autonome ou spécialisée comme de nombreuses revues publiées par les universités africaines. Ces mêmes critères sont utilisés pour évaluer et retirer de la liste les revues « peu performantes ». Entre 2016 et 2020, 536 revues ont été retirées de Scopus, dont plusieurs du Nigeria.
Les deux index sont conscients que les données relatives aux citations peuvent être manipulées. Les revues indexées attirent toujours plus de soumissions en raison des pressions (et des incitations) exercées sur les chercheurs de publier toujours plus. Il y a eu un certain nombre de cas de revues qui ont abaissé leurs normes d’évaluation ou dont les numéros spéciaux ont été « détournés » (Moussa, 2021). Tous deux ont été accusés d’indexer involontairement des revues dites « prédatrices ». Leur réponse était de mettre en œuvre une surveillance plus stricte des revues. Malgré les affirmations de leurs concepteurs et défenseurs (Baas et al., 2020 ; Birkle et al., 2020), l’intégrité de ces index est constamment remise en question. Une communauté grandissante de scientifiques vigilants et de « détectives » est prompte à signaler les retraits, en particulier lorsqu’il s’agit d’un grand nombres d’articles dans un numéro spécial édité par des coordonnateurs invités[6]. Dans un modèle de publication « auteur-payeur », les éditeurs et les revues sont récompensés pour accepter davantage d’articles, mais l’expansion rapide s’accompagne de défis de qualité. Il y a de plus en plus de cas de revues indexées qui sont retirées des index, soit en raison de violations des processus éditoriaux, soit en raison de pratiques inhabituelles. En réponse, les index ont établi des normes bibliométriques plus strictes pour l’inclusion en utilisant des outils d’intelligence artificielle pour détecter les anomalies liées aux citations ou aux auteurs. La dépendance excessive aux citations encourage également les manipulations de citations (Biagioli & Lippman, 2020). Dans un système inégal, beaucoup ont recours à des tactiques, telles que l’autocitation ou les clubs de citations, pour augmenter leur visibilité et leurs scores.
Des questions continuent d’être posées sur les biais méthodologiques des index (Gallagher & Barnaby, 1998 ; Seglen, 1992), les biais linguistiques (Harzing, 2016 ; Mas-Bleda & Thelwall, 2016 ; Vera-Baceta et al., 2019), et les différentes cultures de citations (Callaham et al., 2002 ; Velho, 1986). Des travaux critiques ont également mis en évidence la surreprésentation dans les indices des recherches publiées en anglais (Albarillo, 2014), du travail en provenance du Royaume-Uni et des États-Unis (Gingras & Khelfaoui, 2018 ; Luwel, 1999) et des sciences naturelles et physiques (Martín-Martín et al., 2018 ; Mongeon & Paul-Hus, 2016).
Des analyses récentes révèlent les conséquences de l’exclusion des index des revues publiées dans des langues autres que l’anglais. Plus de 95 % des documents indexés dans Web of Science (et 92,5 % de ceux indexés dans Scopus) sont en anglais (Vera-Baceta et al., 2019). La base de données Ulrichsweb des revues liste 1 800 revues africaines publiant en anglais, soit environ 97,5 % de toutes les revues publiées en Afrique, 90 publiées en français (en totalité ou en partie), et 73 qui publient des articles en afrikaans. Dans Web of Science et Scopus, les revues qui publient en afrikaans sont trois fois plus nombreuses que celles publiant en français[7]. Cela montre la sous-représentation de la recherche ouest-africaine francophone dans ces index. En effet, l’afrikaans figure parmi les 20 premières langues scientifiques non européennes dans Web of Science et Scopus, devant l’arabe et le persan.
Un défi connexe est que de nombreuses revues africaines sont orientées vers des préoccupations et des débats africains. Ces problèmes africains peuvent sembler moins pertinents pour le public mondial, et les travaux dans ce domaine sont moins susceptibles d’être publiés et parfois moins susceptibles d’être recherchés. Certains chercheurs africains, soucieux de se faire connaître à l’échelle mondiale, abandonnent les problèmes locaux au profit des débats conceptuels et théoriques « du Nord » (Nymanjoh, 2004). Cela peut saper les écosystèmes de recherche locaux, surtout si le fait d’avoir un profil de publication national ou régional solide compte peu en matière de décisions de promotion.
 

Un index de citations africain est-il la solution ?

Certains voient la création d’un index de citations africain comme la solution. C’est depuis longtemps l’ambition de l’informaticien nigérian Williams Nwagwu qui soutient qu’un index de citations autonome pourrait servir à valoriser la visibilité limitée des ressources africaines (Nwagwu, 2006 p. 11). Nwagwu critique les index de citations internationaux et la manière dont ils « homogénéisent, centralisent et globalisent les critères de performance des chercheurs » (2006 p. 228) ainsi que leur manque de « respect pour la diversité et la complexité mondiales » (2006 p. 228). Il a dirigé l’initiative du CODESRIA[8] visant à développer une telle initiative dans les années 2000 en demandant qu’elle soit modélisée sur le principe de l’« Africanisme, reconnaissant et plaçant les connaissances africaines dans une perspective mondiale » (2006 p. 238). Lorsqu’il a fait une présentation lors d’une conférence en 2006 au Centre d’études africaines à Leiden, l’idée a été approuvée avec enthousiasme (Nwagwu, 2006). Le CODESRIA cherchait un soutien institutionnel pour l’index, l’espoir était que les universités africaines et les associations disciplinaires reconnaîtraient également la valeur de l’initiative et fourniraient un financement de départ.
Cependant, de nombreuses associations fonctionnent avec des moyens limités, et les bibliothèques universitaires sous-financées n’étaient guère mieux placées. Les propositions n’ont pas non plus réussi à attirer le soutien des donateurs, des gouvernements nationaux ou de la Banque africaine de développement. Elsevier s’est montré plus intéressé et enthousiaste à l’idée d’ajouter un index africain à Scopus. Certains au sein du CODESRIA ont exploré cette option tandis que d’autres étaient sceptiques, craignant que cela ne renforce simplement l’influence et la part de marché de l’index d’Elsevier. Travailler avec Elsevier allait également à l’encontre de l’engagement de longue date du CODESRIA à créer une communauté de savoir panafricaine comme moyen de lutter contre les inégalités de connaissance (Hoffman, 2018). Il y avait aussi la question de savoir si un index de citations africain créerait de nouvelles divisions de statut. Alors que les négociations stagnent en 2017, arrive un nouveau directeur du CODESRIA qui doit faire face à des manques de financement et à des négociations difficiles avec ses principaux bailleurs de fonds scandinaves concernant l’avenir de l’institution. Il a été décidé que l’index était moins prioritaire pour le CODESRIA que les programmes de formation à la recherche, de mentorat et de publications, et celui-ci n’a pas été inclus dans les priorités stratégiques de l’organisation.
Certains aspirent encore à créer une base de données complète des revues africaines comme moyen de promouvoir la visibilité et l’accessibilité de la recherche africaine. Telle est la vision de l’AfricaRVI (African Research Visibility Initiative), créée par les auteurs de cet article et des collègues nigérians en 2022. Notre objectif est de créer un index inclusif d’environ 1 000 revues africaines actives dans toutes les langues académiques utilisées sur le continent et de générer des données bibliographiques et de citations utiles pour les universités et les chercheurs. Il faudra établir inévitablement des critères minimaux pour l’inclusion tels qu’un historique de publications régulières et ponctuelles, ainsi que des normes technologiques de base. Encore à un stade précoce de développement, cela pourrait aider à combler le manque d’indexation et générer des données de citations africaines, mais comme tous les index, il fera également face à des questions de sélectivité et de financement.
Il existe d’autres moyens de promouvoir la visibilité et la disponibilité des revues africaines, tels que la production et le partage de métadonnées de haute qualité, l’utilisation de DOI, et l’utilisation de plateformes comme AJOL, Muse, JSTOR et des agrégateurs, EBSCO. Les pratiques de science ouverte contribuent également à la découvrabilité. Les bailleurs de fonds comme Wellcome et d’autres cherchent maintenant à renforcer les capacités professionnelles au sein des revues africaines, et INASP promeut depuis longtemps les normes de publication des revues. Le cadre JPPS (Journal Publishing Practices and Standards), adopté par AJOL (African Journals Online), en est un exemple qui évalue les revues selon un système de notation à trois étoiles afin de soutenir et récompenser les améliorations de qualité[9].

 

Conclusion : science mondiale, science africaine ?

Au cours de ces soixante dernières années, l’impact et le pouvoir des index de citations ont évolué depuis les premières expérimentations de Garfield. Web of Science et Scopus sont des infrastructures mondiales appartenant à de grandes multinationales. Les données relatives aux citations sont à la base des classements universitaires, et les chercheurs sont censés prioriser la publication dans des revues indexées. Les données relatives aux citations ont permis au système scientifique mondial de l’après-guerre de se représenter comme un vaste circuit connecté de flux de connaissances (Mills, 2024), tout en renforçant la domination euro-américaine dans l’économie mondiale de la recherche.
Les citations ne remplacent pas les relations de confiance qui sous-tendent de nombreuses communautés scientifiques, pourtant les géographies de la crédibilité académique sont souvent excluantes (Mills & Robinson, 2021). Les inégalités linguistiques créées par une économie de recherche anglophone (Chen & Chan, 2021 ; Rowlands & Wright, 2022) ont des conséquences profondes pour la bibliodiversité (Shearer et al., 2020 ; Albornoz et al., 2020). En écrivant d’un point de vue africain, Bhakuni et Abimbola (2021) soulignent que le « surplus » de crédibilité d’un groupe social ou épistémique se fait au détriment d’un « déficit » de crédibilité d’un groupe marginalisé.
À l’avenir, est-il probable que davantage de revues en sciences humaines et sociales africaines soient indexées suivant le chemin tracé par Adonis et Abbey ? Scopus offre un soutien consultatif aux universités africaines pour préparer les revues à l’indexation, fournissant conseils, orientations et formations aux bibliothécaires, chercheurs et éditeurs. Cela pourrait être une stratégie commerciale astucieuse pour Elsevier au moment où les infrastructures de recherche du continent continuent de se développer. Les dirigeants des universités africaines sont conscients des avantages en termes de réputation qui découlent de l’indexation des revues et certains sont prêts à payer pour ce conseil consultatif. Web of Science et Scopus sont conçus pour soutenir les flux de connaissances à l’échelle mondiale au lieu de nourrir les cultures de recherche nationales et les écosystèmes de connaissance. Le défi est de concilier à la fois le local et le global.
Certains chercheurs et bibliothécaires orientés vers l’accès libre appellent à « l’échelle réduite », rejetant les hypothèses orientées vers le marché selon lesquelles la publication nécessite des économies d’échelle et favorise plutôt l’échelle à travers des « collaborations intentionnelles entre projets communautaires qui promeut un écosystème bibliodiversifié » (Adema & Moore, 2021, p. 27). C’est une vision qui privilégie la construction communautaire locale plutôt que le profit, favorisant la diversité et la création d’alliances. Peut-être que les bailleurs de fonds et les politiques de recherche doivent soutenir à la fois les petites et les grandes initiatives en soutenant une gamme d’initiatives de publication pour promouvoir la visibilité et la résilience. À court terme, un index de citations africain est peut-être moins urgent qu’un financement durable des infrastructures de recherche nationales et régionales.

Notes

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Pour citer l'article :

APA 

Mills, D., & Asubiaro, T. (2024). L’Académie africaine a-t-elle besoin de son propre index de citations ? Global Africa, (7), pp. 104-114. https://doi.org/10.57832/gtxy-h426 


MLA 

Mills, D. & Asubiaro, T. "L’Académie africaine a-t-elle besoin de son propre index de citations ?". Global Africa, no. 7, 2024, p. 104-114. doi.org/10.57832/gtxy-h426 


DOI 

https://doi.org/10.57832/gtxy-h426 


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