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Champ

« C’est notre philosophie Ubuntu, profondément ancrée en nous, 

qui nous permet de continuer à vivre aujourd’hui »

Rigobert Minani Bihuzo

Professeur de science politique, Université Loyola du Congo, RDC

rigomin@gmail.com


Interview réalisée par


Mame-Penda Ba

Professeure de science politique, université Gaston Berger, Sénégal

Rédactrice en chef Global Africa

mame-penda.ba@ugb.edu.sn

numéro :

Les administrations africaines :
décolonialité, endogénéité et innovation

African Administrations:
Decoloniality, Endogeneity, and Innovation

Tawala za Kiafrika:
kuacha ukoloni, endogeneity na ubunifu

:الإدارات الأفريقية
إنهاء التركة الاستعماريّة، المحلّيّة والابتكار

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

20 juin 2024

ISSN : 

3020-0458

06.2024

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Plan de l'article

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Mame-Penda Ba
Cher Pr Rigobert Minani Bihuzo, nous avons entamé une série de conversations autour de la région des Grands Lacs pour défaire ce nœud ou répondre à cet immense point d’interrogation que représente par exemple la République démocratique du Congo (RDC). Le professeur Toussaint Kafarhire a ouvert ces dialogues et nous sommes particulièrement heureux et honorés d’avoir l’occasion d’explorer ces questions plus en détail avec vous. Avant de commencer notre discussion qui sera axée sur la paix, la guerre, la démocratie, et la réconciliation, pourriez-vous s’il vous plaît vous présenter à nos lecteurs ?

Rigobert Minani Bihuzo
Je m’appelle Rigobert Minani Bihuzo. Je suis chercheur au Centre d’études pour l’action sociale (CEPAS), un think tank basé à Kinshasa, en RDC, qui existe depuis plus de soixante ans. Ce centre publie la revue Congo-Afrique, qui est, à mon avis, la seule publication durable dans toute l’Afrique centrale, proposant des analyses sociales et politiques. Je suis aussi professeur de géopolitique à l’université Loyola du Congo. Mon domaine de recherche est principalement axé sur la promotion de la paix et de la démocratie. Je m’intéresse à ces sujets à la fois en raison de notre contexte régional troublé, mais aussi parce que les initiatives exogènes les plus connues et les plus développées dans la région ont toutes échoué jusqu’à présent. Dans ma dernière publication, j’explique les raisons pour lesquelles ces initiatives n’ont pas réussi. Une grande partie de mon travail implique une collaboration avec la société civile, notamment en accompagnant les mouvements de jeunes, les mouvements citoyens et les mouvements de femmes. Je me considère donc davantage comme un éducateur civique qu’un professeur ou un chercheur.

Mame-Penda Ba
Depuis l’époque coloniale, la paix dans la région des Grands Lacs, en particulier en RDC, semble être un concept insaisissable, une visée inatteignable. Pourquoi ?

Rigobert Minani Bihuzo
De nombreux chercheurs affirment que l’instabilité dans la sous-région est la conséquence de la colonisation. Une réalité qui concerne presque tout le continent africain. La période coloniale a été violente, comme dans de nombreuses autres régions, et certains collègues soutiennent que pendant le partage de l’Afrique, la RDC a été traitée comme un marché accessible à tous, avec des frontières mal définies, ce qui aurait contribué à la persistance de la pression et des tensions actuelles.
Je rejette cette affirmation, car la RDC est indépendante depuis plus de soixante ans, et la gestion du pays n’a pas amélioré la situation. Si, après six décennies, un pays ne parvient pas à résoudre les problèmes fondamentaux de son instabilité, c’est qu’il existe un problème structurel. La bonne gouvernance et le respect des normes démocratiques ont fait défaut depuis l’indépendance du pays en 1960. Je pense que les acteurs politiques utilisent cet argument pour justifier leurs échecs. Les intellectuels et les dirigeants devraient aborder ces questions avec plus de profondeur, d’autant plus qu’il y a eu des périodes de paix relative dans le passé. En s’appuyant sur ces périodes, il aurait été possible de prévenir le conflit actuel.

Mame-Penda Ba
Vous évoquez la notion de « paix relative », c’est-à-dire d’une situation de « ni guerre ni paix », tandis que d’autres parlent de « paix négative », se référant à l’absence de conflit ou de guerre. Par ailleurs, certains mettent en avant la « paix positive », caractérisée par une situation où non seulement le risque de guerre est écarté, mais où l’on assiste également à l’épanouissement des individus, au respect des droits humains et à l’expression de toutes les potentialités. De quelle paix parlez-vous ?

Rigobert Minani Bihuzo
En tant qu’acteur directement impliqué dans les domaines de la médiation et de la résolution des conflits, mon premier objectif est d’obtenir un cessez-le-feu, de mettre fin aux hostilités et d’initier un dialogue entre les parties au lieu de recourir aux armes. Mon expérience de plusieurs années dans ce domaine m’a permis de travailler à des niveaux élevés de médiation, mais je reconnais que cela ne représente que le début de la normalisation de la situation.
En tant que chercheur, ma dernière publication visait à comprendre les raisons de l’échec des différentes initiatives de paix. En identifiant les causes de ces échecs, nous pouvons élaborer progressivement des solutions adaptées à la complexité du conflit.
En tant qu’acteur de la société civile et soutien des mouvements sociaux, mon objectif est d’atteindre ce que vous avez décrit comme la paix positive, c’est-à-dire aller au-delà de la simple cessation des conflits pour garantir l’épanouissement des individus et l’accès équitable aux ressources locales.
En discutant avec des collègues chercheurs de pays occidentaux, il peut sembler que nos approches sont variées, mais cela découle de la nécessité d’aborder un large éventail de questions pour progresser vers la paix positive. Nous devons traiter des enjeux de gouvernance – promouvoir les principes démocratiques, évaluer ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas – ainsi que des questions climatiques qui influencent la cohésion des États. Ainsi, nous devons nous intéresser à tous ces aspects, qu’ils soient à court, moyen ou long terme, pour parvenir à notre objectif final.

Mame-Penda Ba
Si je comprends bien vos propos, vous êtes amené à résoudre des questions très urgentes et locales, telles que la cessation des conflits et la protection des civils – y compris des enfants et des femmes –, tout en participant à des mouvements internationaux tels que les COP et ceux concernant les impacts des changements climatiques dans la région. Vous avez aussi une perspective réflexive et théorique sur les conflits et la paix. Comment parvenez-vous, concrètement, à concilier ces différents niveaux d’intervention, à interagir avec divers acteurs tout en maintenant une vision cohérente ?

Rigobert Minani Bihuzo
La guerre au Congo a commencé en 1994 au Rwanda. À cette époque, j’enseignais dans un collège à l’est du Congo et je n’avais jamais imaginé que le conflit traverserait la frontière. Lorsque cela s’est produit, j’ai dû interrompre mes cours et renvoyer les élèves chez eux. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à m’intéresser aux questions humanitaires, mais je me suis vite aperçu que ces actions ne résolvaient pas grand-chose, car les acteurs et les intérêts de la guerre se situaient ailleurs.
Tout au long de ma carrière, j’ai initié la création de groupes de la société civile : d’abord des groupes de défense des droits de l’Homme, puis des groupes de coordination de la société civile, et enfin des plateformes nationales. Cela me permet de rester toujours en contact direct avec la réalité. Lorsque je dis que je me définis avant tout comme un éducateur civique, c’est parce que je passe mes journées à débattre avec les mouvements citoyens, à organiser des marches avec les femmes, et à discuter avec les déplacés. Tout cela interroge notre engagement et remet en question nos connaissances académiques, car on voit les limites de nos théories. Pour moi, le réseau de la société civile avec lequel j’interagis constamment est une partie intégrante de ma vie, qui m’aide à conserver le sens de mon engagement. J’ai toujours conseillé aux jeunes de rester connectés à ceux qui souffrent des incohérences de notre gouvernance, car c’est ce qui leur donne le droit et le devoir de parler : le droit de revendiquer, car ils sont également touchés, et le devoir de parler, car ils ont eu l’opportunité d’accéder au savoir, aux décideurs, et aux forums internationaux pour porter la voix de ces personnes.
En progressant étape par étape, j’ai aussi compris les limites des actions isolées menées dans une région d’un pays ou d’un continent. Ma conclusion aujourd’hui est que les actions isolées sont vouées à l’échec car elles ne permettent pas de réunir tous les éléments nécessaires à la construction d’une paix positive.
En tant qu’intellectuel, j’évalue constamment l’impact et l’énergie que je déploie dans mon travail. À partir de mes expériences, je commence à écrire, à confronter mes points de vue avec ceux d’autres chercheurs de différentes régions et milieux, pour déterminer les points de convergence et de divergence, et identifier les axes d’amélioration.

Mame-Penda Ba
Quel est le rôle de la religion dans votre militantisme et votre défense des droits humains ?

Rigobert Minani Bihuzo
Je suis avant tout un religieux, ma foi fait partie intégrante de qui je suis et je ne peux m’en détacher. Au cours de mes études, j’ai réfléchi à la manière dont la religion peut offrir des réponses à ce type de questions. Dans la religion catholique à laquelle j’adhère, nous avons développé depuis plus de cent ans une approche appelée « doctrine sociale de l’Église ». Cette doctrine explore comment, à partir de notre foi, nous regardons le monde et comment notre foi influence les solutions que nous proposons. Cette approche nous enseigne que, pour parvenir à une transformation – que l’on pourrait aujourd’hui décrire en termes de politique de changement –, il faut partir de ce qui existe déjà concrètement et construire sur les succès et les échecs. Cela englobe également les questions éthiques et les principes de cohérence dans la vie. Je fréquente un milieu académique laïque et j’explique souvent aux gens que ce que j’apporte grâce à ma foi me permet de persévérer et d’espérer au-delà de l’espérance habituelle. En d’autres termes, je vois les échecs comme des points de départ vers de nouvelles avancées plutôt que comme des fins.
Ma foi m’empêche de nourrir des ressentiments ou de la colère, même face à ceux qui pourraient me faire échouer. Je considère ces derniers plutôt comme des partenaires avec qui travailler pour parvenir à une meilleure coexistence. C’est une doctrine très élaborée, que j’enseigne moi-même, qui permet aux milieux de l’Église catholique de contribuer activement. C’est pourquoi, dans un pays comme la RDC, l’Église catholique a toujours joué un rôle de premier plan dans l’engagement social, car de nombreux acteurs puisent leurs idées de cette doctrine qui guide notre vision du monde et notre action dans la société.

Mame-Penda Ba
Pour ceux qui ne sont pas Congolais, il est souvent surprenant de constater le rôle central joué par l’Église catholique dans le processus démocratique. En RDC, l’Église occupe une position prééminente. Est-ce que vous pouvez revenir sur l’histoire de l’Église catholique et de la politique en RDC ? Qu’est-ce qui a rendu cette institution à la fois aussi forte mais aussi impliquée dans la lutte pour la démocratie ?

Rigobert Minani Bihuzo
Pendant la période coloniale, les missionnaires occidentaux sont venus au Congo et ont joué un rôle majeur dans le développement et l’éducation. Ils ont occupé un espace central.
Les réseaux d’écoles, d’hôpitaux et de centres communautaires de développement étaient dirigés, en grande partie encore aujourd’hui, par les hommes d’Église. Cela signifie aussi qu’actuellement ils subissent les conséquences de l’instabilité politique, car leur travail est affecté chaque fois que la situation politique se détériore. C’est un élément historique qui distingue notre situation de celle des pays où le christianisme n’est pas majoritaire.
Le deuxième élément concerne le fait que la majorité des intellectuels proviennent de ces viviers-là. Les premières universités et instituts de formation supérieurs ont été créés par ces acteurs religieux.
Le troisième élément est lié à la théorie du changement, à la doctrine sociale de l’Église, que j’ai déjà évoquée. Aujourd’hui, l’activisme politique de la hiérarchie catholique s’explique par cette mission prophétique qui consiste à dénoncer, ce qui ne fonctionne pas. C’est là le rôle d’un prophète. On souligne également les dangers d’une mauvaise gouvernance : lorsque le politique prend le contrôle des espaces publics, tout s’effondre dans nos pays.
L’Église représente donc une force sociale significative grâce aux œuvres et aux structures qu’elle gère. Forte de son expertise et de son engagement social, elle s’efforce d’améliorer la gouvernance. Elle participe souvent aux discussions sur les processus électoraux, car ceux-ci deviennent un moyen pour les États de confisquer leur pouvoir aux populations.

Mame-Penda Ba
Que disait l’Église, par exemple, sous la dictature de Mobutu ?

Rigobert Minani Bihuzo
C’est une longue histoire, documentée par de nombreuses publications. La lutte contre la dictature et l’autoritarisme est un combat permanent, qui se poursuit encore aujourd’hui avec l’actuel archevêque. Mobutu avait dû exiler l’archevêque de Kinshasa, le cardinal Joseph-Albert Malula, à Rome pendant quelques mois, lui interdisant ainsi de rester dans son propre pays. La lutte pour la fin de la dictature de Mobutu a été accélérée par le mémorandum de la Conférence nationale souveraine (CNS) que l’Église a proposé. L’Église a joué un rôle actif pendant toute la CNS, même si les résultats n’ont pas été à la hauteur des attentes.
Durant toutes les périodes de notre histoire, l’Église a dû agir car elle est également touchée par les incohérences politiques. Elle a des œuvres à faire prospérer et un service communautaire à maintenir. Pour ceux qui sont dans le secteur de l’enseignement, un dysfonctionnement de l’État est catastrophique. Les décisions incohérentes de l’État causent des problèmes majeurs. En raison de ces responsabilités et de notre foi qui nous appelle à servir, nous devons prendre la parole. L’Église a le droit de s’exprimer car elle rend des services aux populations en étant présente dans les écoles, les hôpitaux, les villages et partout ailleurs. Ensuite, elle a le devoir de parler en raison de sa formation et de sa connaissance des enjeux ; se taire reviendrait à renoncer à servir la nation.
Bien sûr, les politiques ne partagent pas toujours ce point de vue et peuvent réagir par des menaces. Par exemple, aujourd’hui, le cardinal Ambongo est convoqué par la justice pour avoir commenté la gestion de la guerre. Cependant, ce genre de situation fait partie de notre réalité depuis un certain temps et n’impressionne ni n’effraie les membres de l’Église.

Mame-Penda Ba
Vous avez mentionné l’archevêque de Kinshasa sous Mobutu, mais en tant qu’universitaires, nous reconnaissons une autre figure marquante : celle du professeur Valentin-Yves Mudimbe qui a dû finalement s’exiler. Ce sont donc l’intellectuel et le religieux qui incarnent la pensée critique et la résistance face au régime dictatorial et à celui de l’État postcolonial en général ?

Rigobert Minani Bihuzo
Les intellectuels ont toujours représenté un danger pour les régimes autoritaires. Sous Mobutu, toutes les universités ont été nationalisées, y compris l’université de Kinshasa, qui appartenait auparavant à l’Église catholique, et l’université de Kisangani. L’université de Lubumbashi, une institution laïque, a également été nationalisée.
Le régime de Mobutu a particulièrement visé les universités et les facultés de philosophie, ainsi que celles de lettres et de sciences politiques, par crainte de l’émergence de penseurs critiques. Le pouvoir politique cherchait à contrôler la pensée intellectuelle, mais sans grand succès. Ainsi, des intellectuels comme Mudimbe, qui n’étaient pas encore impliqués dans la résistance active ou les mouvements citoyens, ont choisi l’exil et ont poursuivi leur lutte en écrivant. Plusieurs intellectuels ont été contraints de quitter le pays sous l’ère Mobutu, comme le père Boka, qui a composé l’hymne national congolais.
De nos jours, de nombreux penseurs préfèrent rester sur place et s’engager dans des mouvements citoyens, prenant des risques et descendant dans la rue. Leur travail alimente des luttes importantes, parfois au prix de leur vie. Par exemple, notre revue a servi de plateforme pour que les intellectuels publient leurs réflexions, offrant ainsi à la population les outils pour comprendre et résoudre les problèmes.
Les intellectuels qui n’opposent pas de résistance peuvent finir par soutenir le pouvoir en place, acceptant son soutien matériel. Ainsi, certains professeurs d’université brillants ont choisi d’utiliser leur intelligence pour renforcer la dictature et la mauvaise gouvernance. Cela montre les deux visages possibles des intellectuels dans des contextes politiques difficiles.

Mame-Penda Ba
Vous avez, en tant que coordinateur du processus d’observation électorale en 2006, supervisé des dizaines de milliers de personnes dans ce cadre. Quelle est l’importance pour l’Église, de manière générale, de s’engager dans la question électorale ? Pourquoi cette question est-elle si cruciale ?

Rigobert Minani Bihuzo
En 2006, il s’est produit une grande mobilisation en raison d’une circonstance particulière : c’était la première fois que nous organisions des élections après plus de trente ans d’interruption. Sous le régime de Mobutu, aucune élection n’avait eu lieu. En 2006, nous sortions de quatre années de guerre, avec un pays divisé en zones contrôlées par différents groupes rebelles. Il était crucial que ces élections se déroulent correctement, afin de minimiser les contestations et d’obtenir des résultats acceptables et applicables à tous.
Nous avons déployé d’importants efforts pour assurer le bon déroulement des élections. C’était l’ensemble de la société civile, toutes les confessions religieuses, de nombreuses organisations avec un accompagnement de la communauté internationale. À l’époque, de nombreux acteurs internationaux croyaient encore aux élections comme moyen de promouvoir la démocratie.
Aujourd’hui, à la lumière de mon expérience récente de 2023, où j’ai coordonné 10 000 personnes sur le terrain, j’ai constaté que l’État et le pouvoir politique ont appris à organiser des élections factices tout en donnant l’impression que tout se passe bien. J’ai recueilli près de 8 000 fiches de résultats, mais aucune d’entre elles n’était exacte, ne correspondant ni aux bureaux de vote ni aux emplacements. C’était une mascarade totale. Je ne pouvais même pas publier ces résultats car la base de données était corrompue. Pour nous, la démocratie est morte suite à ce qui s’est passé, car le processus électoral est totalement corrompu. Récemment, le chef du parti au pouvoir, impliqué dans la corruption des députés provinciaux pour l’élection du gouverneur, a justifié ces actes en les qualifiant de motivation. Le parti présidentiel a orchestré toute cette mascarade politique.
Cette situation soulève de nombreuses questions dans divers cercles de réflexion africains. Le Sénégal nous offre un certain soulagement, car là-bas, la justice permet de rééquilibrer les choses. Cette année, 19 élections sont prévues en Afrique, mais il est difficile d’anticiper leur déroulement. Actuellement, avec d’autres collègues, nous réfléchissons à des moyens de créer des élections plus transparentes et démocratiques. En juin 2024, mon secteur au sein du CEPAS organise des journées de réflexion intitulées : « Comment raviver l’espoir des Congolais en la démocratie », pour discuter de ces enjeux cruciaux.

Mame-Penda Ba
Vous avez mentionné la justice électorale, mais d’une manière plus générale, cette histoire tragique dans les Grands Lacs, marquée par des malheurs successifs depuis la colonisation, soulève des questions cruciales. Comment y aborder la réparation, la vérité et la réconciliation, tout en transformant totalement la gouvernance ?

Rigobert Minani Bihuzo
Nous puisons notre force dans les principes de langage, de prédication et d’enseignement issus de l’histoire de la non-violence. Il est évident que toute personne pensant pouvoir utiliser la violence pour la combattre se trompe. Cela crée un cercle vicieux dont il est difficile de sortir. Des études ont montré que les pays qui ont opté pour des approches non violentes, c’est-à-dire des approches qui s’attaquent au mal et non pas à celui qui fait le mal, une approche visant à sensibiliser plutôt qu’à neutraliser les auteurs du mal, peuvent faire la différence. Donc la réconciliation, la réparation et la quête de vérité peuvent émerger de cette approche, bien que cela ne soit pas simple. Dans un pays comme le nôtre, où l’on compte 10 millions de morts depuis le début de la guerre et où les chiffres de cette année indiquent que depuis janvier, il y a eu 10 400 cas de violences sexuelles sur les femmes, le défi est immense.
Comment parvenir à une réparation ? Notre voie est celle du pardon, de la réconciliation et de la justice pour les victimes. Il est crucial de continuer le travail d’humanisation de l’autre, au lieu de diaboliser, afin de ne pas perpétuer ce cycle de violence.

Mame-Penda BA
Comment la philosophie bantoue, celle de l’Ubuntu, ainsi que d’autres formes de relationnalité propres à cette région du monde peuvent-elles être mobilisées au-delà des discours de l’Église pour le travail de réconciliation et, comme vous le dites, d’humanisation ou de réhumanisation de l’autre ?

Rigobert Minani Bihuzo
Je pense que c’est notre philosophie d’Ubuntu, profondément ancrée en nous, qui nous permet de continuer à vivre aujourd’hui. Cela peut paraître naïf aux yeux de certaines cultures occidentales, mais cette approche nous est précieuse. On peut le voir dans la manière dont nous gérons notre diversité ethnique, réglons les conflits au sein des familles ou des clans, même dans les situations les plus graves.
Nous devrions tirer davantage parti de notre capacité à dialoguer et à harmoniser ces différences pour construire nos États. C’est en partie grâce à cette philosophie d’Ubuntu que l’Afrique reste résiliente. Nos traditions nous enseignent à laisser une voie de retraite à nos adversaires plutôt que de les écraser totalement. Cette approche contraste avec d’autres civilisations où l’anéantissement complet de l’autre peut être considéré comme un objectif. Notre vision de la vie est influencée par l’Ubuntu, qui fait partie intégrante de notre identité et de notre culture.
La tâche à venir est de transformer ces valeurs en éléments constructifs pour favoriser la cohésion sociale et politique, et pour établir des systèmes de gouvernance solides dans nos pays. Un exemple concret concerne la manière dont nous avons abordé la rédaction de nos constitutions. Celles-ci n’ont pas pris en compte la diversité de nos sociétés, notamment en matière de représentation et de partage du pouvoir entre différents groupes. Ignorer la diversité des mosaïques culturelles et des questions identitaires conduit les gens à se replier sur ces questions, ce qui complique la situation. Il est nécessaire de réexaminer au niveau intellectuel la manière dont les institutions ont été construites, y compris la question de la démocratie, en les réorganisant en fonction de la représentation du pouvoir, du rôle des chefs coutumiers et du pouvoir traditionnel. Peu de pays ont pris le risque d’aborder ces questions en profondeur, mais il est clair qu’il reste beaucoup à faire pour résoudre ces problèmes en détail.

Mame-Penda Ba
Professeur, j’aimerais revenir sur une question que vous avez évoquée concernant la violence subie par les femmes et les filles, ainsi que par les enfants en général dans un pays où certaines zones sont encore marquées par des conflits. Ces deux groupes de la population sont particulièrement vulnérables. À quoi doit-on s’attaquer prioritairement pour espérer une amélioration de leur situation ?

Rigobert Minani Bihuzo
Pour moi, la situation est claire : tant que la guerre persistera, on fera des plus faibles le terrain des affrontements et donc finalement les femmes et les enfants sont devenus les principales victimes. Il est crucial que les populations sortent de cet état de belligérance et construisent une gouvernance respectueuse de la dignité humaine, afin de corriger cette situation.
Dans la sous-région où je me trouve, la violence basée sur le genre est une autre façon de faire la guerre. À chaque fois qu’une femme est violée, ce n’est pas seulement la femme qui est visée mais c’est souvent pour détruire son partenaire en l’affaiblissant et en le rendant incapable de jouer son rôle dans la société. Il est donc essentiel de saisir la symbolique derrière cette violence, qui n’existait pas dans nos sociétés jusqu’à récemment. Il est crucial de comprendre la portée symbolique du viol, qui est utilisé pour détruire et affaiblir une société, brisant son âme. Traditionnellement, comme vous l’avez mentionné avec Ubuntu, les femmes sont souvent les gardiennes de la civilisation et des enfants. Leur déstabilisation fragilise la capacité de résistance d’un peuple tout entier.
Cette situation est exacerbée par la présence de groupes armés, y compris des milices et des armées mal formées ou étrangères. C’est une question extrêmement sérieuse. Bien que quelques efforts de justice aient été entrepris, ils restent marginaux et doivent être poursuivis pour devenir dissuasifs.

Mame-Penda Ba
On en revient à la lancinante question de la justice quand ni les mécanismes traditionnels ni les modernes ne sont conçus pour faire face à des catastrophes d’une telle ampleur et profondeur…

Rigobert Minani Bihuzo
Je pense que chaque société devrait définir sa propre approche de la justice pour faire face à ces situations. La justice moderne, avec ce grand nombre de cas et ses procédures complexes, a des limites. Mon parcours en droit de l’Homme à la Cour pénale internationale m’a montré que c’était très souvent une perte de temps, d’énergie et de ressources financières internationales, parce qu’on ne traitait qu’un nombre limité de cas, ce qui n’est pas une solution adéquate à nos problèmes.
Du côté traditionnel, nous n’avions jamais anticipé une situation d’une telle gravité, et notre justice ne peut donc pas répondre de manière satisfaisante en termes de prévisibilité. Nous avons besoin de nouvelles approches pour atténuer les conséquences plutôt que de nous concentrer uniquement sur la punition.
J’ai travaillé en Afrique du Sud pendant un an, et bien que ce pays soit souvent présenté comme un modèle de justice transitionnelle, mon expérience en tant que curé à Soweto, où j’ai été en contact avec les populations noires sur place, m’a montré que ce modèle n’est pas nécessairement duplicable ni satisfaisant pour tout le monde.
Je pense que chaque société doit trouver sa propre voie, et la RDC devra définir son propre modèle de justice si elle souhaite progresser. Il est impossible de construire un État sur de terribles frustrations au sein d’une partie significative de la population. Cela sera difficile, mais c’est nécessaire pour avancer.

Mame-Penda BA
Est-ce que le phénomène « wazalendo », notamment dans l’est du pays, peut permettre de réduire l’intensité et la virulence des conflits et d’éviter ces massacres presque impossibles à prendre en charge ?

Rigobert Minani Bihuzo
Les wazalendo ne sont pas une nouveauté. Depuis que les armées rwandaise et ougandaise ont traversé la frontière congolaise à l’est, les populations locales se sont organisées pour protéger leurs villages. Ces groupes, autrefois appelés les « maï-maï », se sont transformés en wazalendo – « patriotes », et continuent à se définir comme des défenseurs du pays contre les envahisseurs. Aujourd’hui, face à une armée nationale fragilisée, ces groupes locaux sont sollicités car ils ont des motivations claires pour se battre : protéger leurs familles, leurs terres, leurs villages et leurs territoires. En comparaison, l’armée nationale est dispersée et manque de cohérence dans ses alliances sous-régionales. Il est donc difficile de mobiliser ces soldats pour des causes qu’ils ne comprennent pas toujours. Contrairement à l’idée reçue, l’armée de la RDC n’est pas aussi faible qu’on le pense. Cependant, le commandement militaire a été perturbé par des alliances mal assorties et un manque de clarté dans la compréhension du conflit. Lorsqu’un soldat ne comprend pas pourquoi il combat, il est difficile d’obtenir de bons résultats. Dans cette confusion, les wazalendo sont les seuls à apporter une certaine cohérence en défendant localement des zones qu’ils connaissent bien.
Ainsi, l’armée nationale doit s’appuyer sur eux pour obtenir des victoires. Cela reflète la situation actuelle : lorsque l’armée n’arrive plus à défendre la population, celle-ci prend les choses en main et crée ses propres dynamiques locales.
Les wazalendo existent chaque fois qu’un danger extérieur menace, et ils disparaissent lorsque le danger s’éloigne, retournant alors à leurs activités quotidiennes. Cependant, lorsque les conflits durent trop longtemps, la violence devient plus difficile à contrôler et à éradiquer.

Mame-Penda Ba
La RDC est l’un des principaux poumons verts du continent, voire le plus grand. Pourquoi la question du changement climatique vous paraît-elle si cruciale, et pourquoi vous engagez-vous également dans ce combat en plus de vos autres activités ?

Rigobert Minani Bihuzo
L’encyclique dont nous célébrerons bientôt le neuvième anniversaire, publiée par le pape François, texte souvent négligé, souligne que tout est lié. Il est devenu évident qu’il est impossible de travailler sur les questions d’organisation de la nation et de gouvernance sans prendre en compte les problèmes majeurs qui menacent cet espace. C’est ainsi que je me suis engagé dans des questions écologiques, non pas par opportunisme, mais par une réflexion rationnelle montrant que si nous n’accordons pas ces enjeux en lien avec nos luttes pour l’éducation civique, la démocratie et la bonne gouvernance, notre terrain de travail disparaîtra et notre combat n’aura plus de sens.
Mon engagement dans la préservation de l’environnement est un prolongement de mon engagement politique, académique, social et civil constant. Il est crucial de reconnaître que nous ne pouvons pas fermer les yeux sur ces questions si nous voulons réellement parler de gouvernance. Vivre dans une capitale de 20 millions d’habitants où la forêt environnante disparaît à une vitesse alarmante exacerbe les inondations et les conséquences catastrophiques du changement climatique.
Cette question est complexe car, en s’y engageant ne serait-ce qu’un peu, on réalise que le problème ne se limite pas à la mauvaise gouvernance de l’État, mais inclut également les intérêts de puissances étrangères. Cela nous amène à dialoguer avec des acteurs d’autres continents et milieux pour comprendre les stratégies de gestion forestière et les solutions proposées au niveau mondial.
Pour moi, tout est lié. Je ne fais pas de différence quand je mobilise des jeunes pour nettoyer les rues ou pour organiser une marche contre la fraude électorale, c’est la même chose : je travaille pour un environnement mieux géré où les générations futures pourront profiter de ce que la nation nous offre.

Notes

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Bibliographie

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