Analyses critiques
Décoloniser l’inclusion
Panafricanisme et peuples autochtones pygmées d’Afrique
Docteur en histoire économique et sociale
École normale supérieure de Bertoua, Centre de recherche sur les dynamiques des mondes contemporains (Cerdym), Cameroun
Comment peut-on penser la question autochtone dans le mouvement panafricaniste ? Après environ trois quarts de siècle d’efforts plus ou moins soutenus pour son ancrage en Afrique, et à l’heure où la problématique autochtone fait débat sur le continent, il convient d’examiner les mécanismes par lesquels le panafricanisme peut être mis en demeure de considérer les peuples autochtones pygmées* comme une réalité africaine à intégrer dans ses priorités. Par la même occasion, il importe d’énoncer les facteurs contributifs d’un accord de destinée (non) conjecturelle des peuples autochtones pygmées dans le sillage du panafricanisme à un moment charnière où celui-ci doit se réinventer. Une telle nécessité appelle à (ré)interroger les nouveaux échos répercutés par les identités autochtones et non autochtones dans une Afrique traversée par une crise protéiforme.
Mots-clés
Identités, panafricanisme, peuples autochtones, Afrique centrale, sociohistoire
* Pour certains, le terme « pygmée » rend compte d’une identité spécifique, ils parlent même de « pygmitude », d’autres ont du mal à assumer l’expression. Ici, le terme est abordé de la même manière que Cheikh Anta Diop et Léopold Sédar Senghor abordent le terme « nègre ». Selon eux, il faut se servir de cette expression pour défier l’idéologie occidentale, alors qu’Aimé Césaire préfère éviter ce mot. Lire Bahuchet & Robillard (2012) et Epelboin (2012).
Plan de l'article
Introduction
Apports panafricanistes et besoins « autochtonistes » pour un essor d’endogénisme
Marquages, héritages et usages du panafricanisme
Panafricanisme et autochtonie pygmée : convergence épistémologique
Consciencisme panafricaniste pour décoloniser le « développement » des autochtones pygmées
La colonialité développementaliste des peuples autochtones pygmées
L’incursion panafricaniste dans le « développement » pygmée : mettre fin à l’agonie autochtone
Conclusion
Introduction
Revisiter l’histoire du panafricanisme montre que ce mouvement se fonde par essence et s’appuie jusque dans sa raison d’être sur les aspirations de dignité portées par le monde négro-africain. Qu’on le fasse remonter au xve siècle ou au début du xxe siècle[1], la trajectoire de ce mouvement donne en effet un référencement multidirectionnel et pluridimensionnel qui embrasse l’essentiel des échos identitaires, culturels et politiques issus des luttes noires, avec un prestige relativement unanime sur le continent et en dehors. Or, en dépit de la multiplicité des foyers d’oppression auxquels le mouvement s’est attaqué tout au long de son évolution, son empreinte culturelle ne s’est guère indexée sur les conditions historiques dévolues aux peuples autochtones qui, pourtant, revendiquent leur africanité intrinsèque.
Le discours panafricain militant met en avant sa capacité et sa responsabilité d’assumer les aspirations diverses de groupes et de factions se revendiquant de l’Afrique. Ainsi, bien que sollicité par des identités « créoles » ou métissées, centro-africaines ou diasporiques, le panafricanisme résulte d’une scission au sein de l’essence identitaire et de l’existence historique et sociale des Africains.
Les données théoriques mobilisées pour une analyse heuristique du panafricanisme, et de ses obligations vis-à-vis de l’« autochtonie » en Afrique, se rapportent, d’une part, à l’endogénisme des sociétés « micro-africoïdes » et à leurs savoirs millénaires, et, d’autre part, au consciencisme de Kwame Nkrumah[2]. En effet, si le panafricanisme doit se réinventer à travers une nouvelle dynamique d’appropriation sur le continent, cela ne peut se faire sans une impulsion inclusive, prenant fait et cause pour les revendications des peuples pygmées à un moment où ces derniers conçoivent leur citoyenneté nationale, africaine et panafricaine. Il en résulte donc, pour le mouvement panafricaniste, la nécessité de sauvegarder des savoirs, des cultures, et des identités négro-africaines, en portant les voix autochtones d’Afrique.
Le consciencisme s’entend ici comme théorie d’une révolution panafricaniste qui œuvre à l’autonomisation et à l’empowerment des peuples africains en général et des groupes pygmées en particulier, et ce dans un contexte de décolonisation. En effet, décolonisation et panafricanisme se rejoignent : ils supposent chacun un mouvement d’affranchissement d’une entrave coloniale. Or, il ressort des politiques publiques menées « au bénéfice » des peuples autochtones d’Afrique en général et des communautés pygmées en particulier, une dynamique développementaliste fondée sur un colonialisme interne[3] : les représentations et pratiques liées au développement des Pygmées d’Afrique centrale reproduisent la même anthropologie primitiviste que celle qui fondait la « mission civilisatrice de l’homme blanc » en Afrique, et qui poussait ce dernier à taxer l’Africain de « sauvage » et de « barbare ». Aujourd’hui, ces mêmes représentations amènent les Pygmées à être qualifiés par les non-Pygmées de « primitifs » et des « sous-hommes ».
C’est pourquoi le consciencisme doit faire irruption dans le débat panafricanisme/autochtonie pour réorienter le « cadre de développement » des peuples pygmées. Le panafricanisme pourra ainsi s’enrichir d’une dimension fondamentale en termes historiques et d’enjeux de droit international, de bonne gouvernance, de justice sociale et de démocratie en Afrique.
Apports panafricanistes et besoins « autochtonistes » pour un essor d’endogénisme
En revendiquant un « droit d’inventaire » (Liauzu, 2004, p. 27) décliné sur l’ensemble des dispositifs et modalités exploré par le continent africain dans sa quête de dignité, le panafricanisme prône la défense de droits multiples, dont ceux d’une « race » noire qui refuse de se plier aux « évidences » de l’histoire. En effet, né au cœur de multiples pressions esclavagistes et colonialistes en Amérique du Nord, en Afrique, aux Caraïbes, en Europe et en Amérique du Sud (UA-OIF, 2004, p. 27), le panafricanisme est éprouvé par une effective mobilisation politique, idéologique et culturelle des différentes sensibilités négro-africaines en quête d’identité. Pour conduire son projet d’une Afrique d’éveil, ce mouvement s’interdit toute spécialisation ; son empreinte et ses origines africaines induisent une action structurée sur le socle d’une définition systématique dont rendent compte, d’une part, le besoin d’exister et, d’autre part, la nécessité de disposer d’une stratégie de défense de l’identité africaine[4]. W.E.B Du Bois[5] écrit à cet effet : « Si les Nègres doivent devenir un facteur dans l’histoire du monde, ce sera grâce à un mouvement pan-nègre à travers une organisation de la race, une solidarité de la race, une unité de la race. » (UA-OIF, 2004, p. 27).
Marquages, héritages et usages du panafricanisme
Ainsi, le panafricanisme saisit dès le début l’urgence de créer les conditions favorables à sa diffusion, avec l’intention de maximiser son implantation sur le continent et les espaces négro-africains. L’objectif étant ici de porter le message panafricaniste au cœur du bastion impérial qu’est l’Afrique. En l’occurrence, l’effort panafricaniste se consolide dans la perspective d’infléchir le cours d’une histoire où l’Afrique et le Noir n’ont cessé de faire l’objet de calomnieuses projections occidentales. Dès lors, au travers de congrès, de conférences et de rencontres promouvant les cultures négro-africaines, le mouvement panafricain cherche à redéfinir l’histoire africaine. Ainsi, le congrès inaugural qui se déroule du 23 au 25 juillet 1900 à Londres porte-t-il l’essence d’un éveil panafricain en quête de reconnaissance[6].
Si ce premier congrès jette les bases d’une « conversation » entre Africains et ressortissants afro-diasporiques issue de l’histoire de la traite négrière, il permet surtout d’éveiller un imaginaire négro-africain, porteur d’une vision continentale consciente de son potentiel culturel et de sa nécessaire mise en valeur. Les productions historiographiques d’Africains illustrent l’inspiration qui s’en suivit et la vivacité d’une pensée nègre révolutionnaire. En effet, on vit apparaître tous les thèmes de l’historiographie panafricaniste : l’Afrique, berceau de l’humanité ; l’antériorité et l’unité des civilisations nègres ; l’exemplarité de l’Éthiopie à travers sa très longue histoire ; l’éclat de la vie politique, économique, culturelle et scientifique des États africains au Moyen Âge ; les ravages de la traite et de l’esclavage ; la capacité de survie des sociétés africaines confrontées aux intrusions les plus destructrices ; les résistances africaines à l’esclavage et aux dominations étrangères ; la proximité entre l’islam et les cultures africaines (UA-OIF, 2004, p. 30).
Mais, mis à part les échos favorables que suscite le panafricanisme auprès des Africains et des afro-descendants, c’est dans une tribune de portée mondiale pour les « minorités » qu’il participe à l’essor des identités et des cultures se revendiquant de l’Afrique. En effet, au cours de la conférence panafricaine de Londres, on voit intervenir des délégations venues d’Haïti, des Caraïbes, des États-Unis, ou encore d’Afrique du Sud. L’une des conclusions issues de cette rencontre fut, sans surprise, l’« appel aux Nations de l’Univers ». Celui-ci indique notamment que :
« Le problème du vingtième siècle est celui de la question de couleur, la question de savoir à quel point les différences ethniques, qui se manifestent principalement par la couleur de la peau et la qualité des cheveux, peuvent justifier le refus opposé à plus de la moitié du genre humain, quant au partage intégral des droits et privilèges de la civilisation humaine. » (UA-OIF, 2004, p. 50).
Le premier congrès panafricain de Paris du 19 au 22 février 1919 vient réaffirmer la mise en perspective des groupes d’essence africaine par le mouvement panafricaniste. Les résolutions qui en découlent portent exigence sur les cinq principes par lesquels ces peuples entendent désormais être gouvernés, avec les orientations stratégiques qui leur sont échues : la terre, le capital, le travail, l’éducation et l’État. De plus, des précautions avant-gardistes servent de garde-fous à toute dérive, tout abus et toute distorsion potentiellement retors quant à la nouvelle image que se donne le Noir : « Chaque fois qu’il sera prouvé que les indigènes africains ne sont pas traités correctement au sein d’un État ou qu’un État, quel qu’il soit, exclut délibérément de son corps politique et de sa culture, ses citoyens civilisés ou ses sujets d’origine noire, il incombera à la Ligue des Nations de porter l’affaire à la connaissance du monde civilisé. » (UA-OIF, 2004)[7].
Il y a lieu de souligner, dans sa construction culturelle africaine, l’apport du mouvement panafricaniste à l’émancipation de la femme noire et, inversement, la contribution de celle-ci à l’ancrage du panafricanisme dans les espaces négro-africains. L’implication des femmes dans les luttes d’affirmation noire s’inscrit dans une tradition séculaire. Des exemples connus, à l’instar de la reine Njinga Mbandi d’Angola (xviie siècle), Kimpa Vita du Kongo (xviie siècle), la reine Ndaté Yalla du Sénégal (xixe siècle) ou encore Yaa Asantewaa du Ghana (xixe siècle) détonnent avec l’idée d’une gent féminine soumise et dominée. Le cas de l’Afro-Américaine Anna Julia Cooper mérite d’être évoqué. Née sous l’esclavage à Raleigh en Caroline du Nord en 1858, elle intègre une école normale ouverte par l’Église épiscopale protestante pour former des enseignants noirs, puis elle poursuit des études supérieures en mathématiques, sciences, latin et grec, disciplines à l’époque inaccessibles aux femmes noires. Elle soutiendra en France, à l’âge de 66 ans, une thèse de doctorat[8]. Seule femme noire acceptée au comité exécutif de la conférence panafricaine de Londres, Anna Julia Cooper y prononcera une communication restée mémorable intitulée « The Negro Problem in America » (Unesco, 2015, p. 34).
Pour conclure, le panafricanisme favorise l’essor des groupes ou entités dont le caractère particulier est considéré dans la construction de l’identité et de la culture africaines. Qu’il s’agisse des indigènes en Afrique, d’afro-descendants aux États-Unis, à Haïti ou encore en Amérique latine, qu’il s’agisse enfin des femmes, la construction panafricaniste fait siennes, tout au long de son évolution marquée par l’essentialisme, les particularités qui constituent l’ensemble africain. Il est ainsi apte à prendre pour son compte les aspirations de l’autochtonie en Afrique et des problématiques y afférentes.
Panafricanisme et autochtonie pygmée : convergence épistémologique
Parce que le panafricanisme est basé sur la construction identitaire et culturelle du continent africain, un rapprochement avec l’autochtonie est possible, tant sous une identité « en cours d’élaboration » que dans sa qualité institutionnelle intranationale. Ceci étant, la responsabilité première du panafricanisme tient à une communauté de destins, où les exigences fondant l’essence de toute société ne peuvent être bafouées sans la mettre en péril. Cela peut être établi en confrontant, d’une part, une disposition de la charte de la renaissance culturelle africaine et, d’autre part, une référence issue de la Convention 169 relative aux peuples indigènes et tribaux[9]. La charte affirme en effet « que toute communauté humaine est forcément régie par des règles et des principes fondés sur la culture, et que la culture doit être perçue comme un ensemble de caractéristiques linguistiques, spirituelles, matérielles, intellectuelles et émotionnelles de la société ou d’un groupe social et qu’elle englobe, outre l’art et la littérature, les modes de vie, les manières de vivre ensemble, les systèmes de valeur, les traditions et les croyances » (UA, 2006, p. 5).
Les peuples pygmées d’Afrique présentent toutes les caractéristiques de cette « communauté humaine » à laquelle fait référence la charte ; celles-ci font l’objet d’études depuis plusieurs siècles[10], avec pour fil conducteur la réprobation des marginalités et des drames successifs subis par les identités pygmées dans une Afrique pré-post-néocolonisée[11].
De son côté, la Convention 169, rappelant les caractéristiques historiques, sociopolitiques et anthropologiques des groupes auxquels l’application du texte est dédiée, précise que les considérations y afférentes sont attribuées « aux peuples tribaux dans les pays indépendants qui se distinguent des autres secteurs de la communauté nationale par leurs conditions sociales, culturelles et économiques et qui sont régis totalement ou partiellement par des coutumes ou des traditions qui leur sont propres ou par une législation spéciale » (OIT, 1989). De plus, l’évocation de la colonisation et des indépendances comme points de rupture par lesquels les déterminants existentiels structurant les nations d’Afrique permettent de jeter les bases de l’identité autochtone et permettent à la Convention de s’appliquer « aux peuples dans les pays indépendants qui sont considérés comme indigènes du fait qu’ils descendent des populations qui habitaient le pays, ou une région géographique à laquelle appartient le pays, à l’époque de la conquête ou de la colonisation ou de l’établissement des frontières actuelles de l’État, et qui, quel que soit leur statut juridique, conservent leurs institutions sociales, économiques, culturelles et politiques propres ou certaines d’entre elles » (OIT, 1989).
Pour finir, la Convention appelle à la conservation du patrimoine des peuples concernés. Elle demande que « des mesures spéciales [soient] adoptées, en tant que besoin, en vue de sauvegarder les personnes, les institutions, les biens, le travail, la culture et l’environnement des peuples intéressés » (OIT, 1989).
D’un côté comme de l’autre, le choix de la protection de cultures particulières inscrit le panafricanisme et l’autochtonie dans la perspective de la sauvegarde de « peuples menacés de la Terre » (National Geographic Society, 1977, p. 5). Bien plus, un tel engagement prend tout son sens dans un contexte où l’adversité d’une anthropologie de l’agressivité et de l’asservissement civilisationnel structure les relations entre groupes et peuples localisés aussi bien hors du continent africain qu’en son sein.
L’histoire des peuples africains et celle des « autochtones micro-africoïdes[12] » montrent que vivre son identité, et surtout la faire attester, constituent un défi de survie. Le panafricanisme est appelé à rafraîchir la mémoire continentale des frustrations subies par l’Afrique lors de la lutte pour sa reconnaissance en tant que terre porteuse d’identité, de culture et de civilisation fragilisées par des idéologies assassines. Dans ce registre, des convergences multiformes déterminent la conjoncture dans laquelle s’entrelacent le mouvement panafricaniste et celui de l’autochtonie pygmée, à un moment où l’Afrique inscrit cette dernière sur la voie du développement.
Consciencisme panafricaniste pour décoloniser le « développement » des autochtones pygmées
À l’heure où le développement constitue le paradigme fantasmatique de la gestion autonome des groupes pygmées d’Afrique, il faut s’interroger sur l’opportunité d’une démarche moderniste des États-nations indépendants en tant qu’entités « tutélaires » des peuples autochtones en général, et des groupes pygmées en particulier. Au regard des dispositifs des structures étatiques, le développement des peuples autochtones se trouve être du colonialisme recyclé[13], il faut poser les bases d’une incursion du panafricanisme dans la reproduction de l’anthropologie primitiviste caractéristique du développement.
La colonialité développementaliste des peuples autochtones pygmées
Avec un passage marqué sur le continent africain, le développement[14] n’a eu de cesse d’être décrié ; une part de la production historiographique africaine et africaniste n’hésite pas à le dénoncer comme option économique, sociale et culturelle susceptible de conduire l’Afrique vers une véritable renaissance, à l’image de celle voulue par le panafricanisme[15]. Bien plus, certains auteurs n’y voient que la manifestation d’un « humanisme colonial » (Mvomo Ela, 2015, p. 300). Les plus affectés le dépeignent comme une épreuve qui inscrit l’Afrique dans un cycle de pénibilité continue. Car, non sans avoir réussi à créer les conditions d’aisance et de bien-être tant annoncées aux populations africaines, le développement a « préféré imposer à l’Afrique certaines "vérités" tirées d’un Occident arrimé à d’autres réalités, pour les ériger en dogmes vis-à-vis des peuples issus d’un contexte socioculturel différent. C’est ainsi que la monnaie […] a dû être imposée par les métropoles occidentales en Afrique, créant de ce fait l’économie financière en lieu et place du troc, accentuant en outre le réflexe mercantile et la culture du profit. Il en va de même du rapport aux langues africaines » (Pondi, 2015, p. 487).
Mais si la littérature mondiale dédiée à la condition africaine offre une pluralité de grilles d’analyse des relations entre le développement et la colonisation, les manifestations déclinées sous différentes formes, faisant état d’une formulation analogue du binôme développement-colonisation chez les peuples autochtones pygmées, restent, elles, passablement mal appréhendées au sein des pays de la sous-région.
Carte 1 : Répartition des peuples pygmées en Afrique centrale (source : Bahuchet & Robillard, 2012, p. 17).
Les peuples pygmées d’Afrique sont marqués par une crise de civilisation analogue à celle dans laquelle les sociétés indigènes furent autrefois propulsées par l’économie coloniale, et celle contre laquelle milite le panafricanisme aujourd’hui. Ils se voient imposer des politiques développementalistes héritées de l’histoire coloniale qui perpétuent la dialectique dominants/dominés entre Pygmées, d’une part, et État et non-Pygmées, d’autre part, générant les frustrations inhérentes à tout écosystème colonial qui dénie leur identité, érode leurs cultures, suscite et accentue un écartèlement civilisationnel des jeunes générations, et stimule le décalage sociétal (Assam Otya’a, 2022). Quant aux langues pygmées, leur inexorable disparition est constatée par bon nombre d’auteurs (Assam Otya’a, 2022, p. 39). Ayant examiné cette situation en Afrique centrale, Serge Bahuchet (1991, p. 29) note ce qui suit :
« Les praticiens de terrain comme les responsables politiques et administratifs reconnaissent maintenant les résultats limités des projets classiques, et peu à peu un nouvel état d’esprit se fait jour, où l’on abandonnerait l’idée universelle des villages-pilotes d’intégration, pour des campagnes plus subtiles. Les gouvernements les plus éclairés comme celui du Cameroun ont en effet engagé des recherches sociologiques […] qui seraient préliminaires à des projets d’intégration, leurs jeunes chercheurs s’interrogent sur le bienfondé du développement, et certains font le parallèle entre le passé colonial infligé à leurs pères, et ce que l’État moderne inflige aux Pygmées : le développement pygmée doit-il passer nécessairement par les étapes que les ex-colonisés ont subies ?[16] »
De même, Bertrand Iguigui et Edmond François Ngagoum (Assam Otya’a, 2022, pp. 270-271) constatent que « fort de cette lapalissade, on constate que nos relations avec les Pygmées emploient la même grammaire active pour s’opérationnaliser au quotidien. En d’autres termes, les Bantous, nous donc, répétons au sujet des Pygmées les mêmes pratiques qui ont été en leur temps déployées par les occidentaux pour coloniser l’Afrique. Les mêmes sentiments de supériorité, les mêmes préposés au devoir de civiliser hier et de développer aujourd’hui. L’altérité et les imaginaires sociaux, on nage dans un cycle de (re)production sur le Pygmée […] des mêmes réflexes et pratiques ».
Cette préoccupation n’est donc pas sans fondement. Ainsi au Cameroun, Sévérin C. Abega (1998, p. 28) déplore la pérennisation du système éducatif colonial sur les Pygmées, et dénonce une « bantouisation » du peuple de la forêt. Jérôme Lewis (1998, pp. 79-105) condamne la spoliation des terres ancestrales des Pygmées Batwa du Rwanda. Des pratiques analogues sont récurrentes et continuellement dénoncées chez les Aka et les Bayaka de la République centrafricaine – péjorativement appelés Baminga, un terme qui signifie « sous-hommes » (DW, 2021). En République démocratique du Congo (RDC), des mesures ont été récemment prises pour donner un statut moins empreint de « chosification » aux groupes pygmées du pays[17], en rompant ainsi avec des pratiques qui, depuis l’époque coloniale, ont installé les groupes Mbuti dans un cycle de violence et de guerre qui occasionna le massacre de quarante-six d’entre eux en janvier 2021 (VOA, 2021, consulté le 01/01/2023). Au Burundi, des dénonciations mettant en relief l’oppression, la discrimination et l’abandon des Pygmées Batwa sont fréquemment formulées à l’égard des autorités (Nicayenzi, 1998, pp. 11-14). Sont également source de préoccupation, les données statistiques relatives à la démographie des peuples autochtones d’Afrique centrale.
Figure 1 : Estimation du nombre de Pygmées en Afrique centrale en 2013 (source : données compulsées à partir du sondage Gitpa 2013, www.gitpa.org).
Ces données restent une problématique majeure. Dans tous les pays, leur caractère aléatoire dessert aussi bien le travail des associations que celui des pouvoirs publics des États concernés. Ainsi, alors que le Cameroun n’a pas actualisé ses chiffres depuis les années 1970, la RDC connaît une querelle interminable entre les associations qui estiment la population pygmée à deux millions, pendant que l’État avance une valeur autour de six cent mille individus[18].
Dans son optique de « développement » des peuples pygmées, le Cameroun a opté pour un outil de gestion politico-administrative assorti d’un budget qui n’a cessé de croître au fil des ans[19]. En effet, le plan de développement des peuples pygmées (PDPP) voit le jour à la fin de l’initiative pays pauvres très endettés (PPTE)[20] en 2006. Depuis lors, les attributs civilisationnels pygmées n’ont cessé de dépérir en dépit de leurs efforts pour résister et maintenir leur patrimoine culturel (Bahuchet, 1991, p. 29), les objectifs stratégiques du PDPP se sont appliqués systématiquement[21].
Tableau 1 : Domaines et objectifs prioritaires du PDPP (source : Assam Otya’a, 2022, p. 166).
Analysé dans un contexte de relation coloniale, le PDPP se veut exhaustif dans la résolution des problèmes des communautés pygmées. Ainsi, il veut faciliter l’accès des peuples pygmées à l’éducation formelle[22]. Concernant la santé, il s’agit globalement d’intéresser les Pygmées aux mœurs sanitaires modernes. Bien que la citoyenneté tende à n’être consacrée qu’aux Baka, ce volet intègre l’accompagnement de tous les Pygmées vers une conscience nationale et républicaine[23]. Le domaine agricole prône quant à lui l’aspect participatif des bénéfices que les peuples pygmées tirent de l’exploitation forestière. La cohabitation entre les groupes est au cœur du projet, en soignant les relations entre les communautés, tout comme l’accès à la terre des peuples pygmées.
Figure 2 : Budget consommé du PDPP de septembre 2007 à décembre 2019 (source : Assam Otya’a, 2022, p. 170.).
Le PDPP couvre les communes pygmées des régions Sud, Centre et Est. La phase 1 (2007-2009) ne concerne que la région du Sud, son budget est de 385 435 000 FCFA (700 790 $US). Avec une dotation de 237 850 000 FCFA (432 454 $US) accordée à l’investissement, PDPP 1 traduit ainsi la nécessité impérieuse d’organiser les structures sur lesquelles le plan compte s’appuyer. En plus de la région Sud, le PDPP 2 (2009-2013) inclut celles du Centre et de l’Est, et a un budget de 2 521 000 000 FCFA (4 583 636 $US). Il octroie des bourses pour la formation en collèges et lycées, ainsi que la création de formations professionnelles dont l’objectif n’est guère sans rappeler le discours colonial : « Faire émerger une élite pygmée » (PNDP, 2009), pour cela, le programme a un budget de 130 000 000 FCFA (236 363 $US) ; PDPP 2 intègre également la formation aux petits métiers, et y alloue 30 000 000 FCFA (54 545 $US) (PNDP, 2009, p. 34). La phase 3 du PDPP (2018-2021) a un budget initial de 852 000 000 FCFA (1 549 090 $US), l’accent est mis sur le renforcement des capacités avec 299 300 000 FCFA (54 4181 $US).
Le drame causé par l’action étatique resserre un peu plus l’étau de l’extinction civilisationnelle des groupes autochtones pygmées. En effet, l’écosystème forestier est sous le contrôle des pouvoirs publics, et ce depuis l’époque coloniale (Bigombe Logo & Dabire Atamana, 2002, p. 9). Dans ce contexte, des coupes de bois s’opèrent en continu, extirpant les groupes pygmées hors de la forêt sur laquelle est pourtant indexé leur système traditionnel.
Carte 2 : Évolution de l’exploitation forestière au Cameroun de 1959 à 2002 (source : Vande Weghe, 2002, pp. 322-323).
La carte 2 montre que la superficie exploitée est passée de 1,79 million d’hectares en 1959 à 17,3 millions en 2002. Le schéma de l’exploitation forestière attribue aux gouvernements africains la fonction de « sous-traitants », parmi une pléthore de multinationales. Bien plus, la destination des ressources et les décisions politiques transitent uniquement par ces gouvernements, quand bien même la destination des produits reste l’Occident ou la Chine : une continuation du système colonial de jadis et un défi à relever pour le mouvement panafricaniste sollicité pour une pratique régionale de l’exploitation forestière.
Figure 3 : Production annuelle de bois rond (mètres cubes) dans les pays du bassin du Congo de 1990 à 2009 (source : Megavand et al., 2013, p. 42).
Avec près de 450 000 kilomètres carrés de forêt actuellement en concession, l’exploitation forestière industrielle est pratiquée de manière variable dans les six pays du bassin du Congo. La figure 3 montre que le Gabon et le Cameroun sont les plus grands producteurs de bois rond, alors que la RDC, qui enregistre la plus faible activité de production derrière la République centrafricaine ou encore la Guinée équatoriale, renferme plus de 60 % de la surface forestière totale du bassin du Congo (Megavand et al., 2013, p. 42).
Au Cameroun, ce phénomène force la sédentarisation des groupes pygmées. Ceux-ci jonchent désormais les routes poussiéreuses des campagnes, à l’instar des Baka comme le montre la carte 3 ci-après :
Carte 3 : Localisation des Baka en bordure des routes dans le Sud-Est Cameroun (source : Leclerc, 2012, p. 47).
La sédentarisation des Pygmées au Cameroun débute en 1966. Inhérente à l’exploitation forestière, l’idée de fixer les Pygmées fait partie des « offres » d’optimisation d’un modèle de vie « développée ». Ainsi, cette sédentarisation constitue un volet du PDPP. Celle-ci expose les groupes à une rupture spatiale qui ignore le droit international, qui souligne la nécessité de protéger les peuples autochtones et leurs savoirs ancestraux (OIT, 1989). La carte 3 montre la sédentarisation des Baka dans le Sud-Est Cameroun. Plusieurs dizaines de villages, construits sur le modèle bantou, sont désormais habités par les Baka. Une situation critique aux origines de moult mutations allant de la démographie galopante, aux crises sanitaires (Ndzana, 2020, p. 363), en passant par des recompositions anarchiques des populations. Tout ceci introduit une destruction lente mais inexorable du patrimoine pygmée.
Au Cameroun, le malaise des groupes pygmées est accentué par un partage forestier désavantageux (carte 3) et par des mouvements migratoires (forcés), dont le point de chute est le bord des routes, avec les conditions de vie misérables qui en découlent (carte 4).
Carte 4 : Répartition des terres allouées dans le Sud-Est Cameroun (source : Pyhälä, 2012, p. 11).
C’est seulement dans les forêts communales que les populations riveraines sont autorisées à pratiquer des activités agricoles précises. Dans un environnement où la quasi-totalité de la faune est protégée, les Pygmées sont réduits à des expédients[24]. L’intervention du panafricanisme dans la gestion équitable des écosystèmes forestiers est donc à souhaiter, d’autant que les groupes pygmées entretiennent un lien fort avec leur habitat naturel.
Photo 1 : Nathanaël Assam Otya’a et des Pygmées devant une hutte et une case à Ndjibot (Est-Cameroun) en novembre 2005 (source : Assam Otya’a, 2022, p. 206).
L’effort d’adaptation des Pygmées au développement participe d’une capacité de résilience qui ressort du maintien de la hutte dans l’environnement social autochtone. Élément fondamental du patrimoine de la civilisation forestière, le sort de la hutte, et avec elle toute la richesse patrimoniale pygmée, appelle le panafricanisme à une intervention d’urgence. La détermination des groupes pygmées à sauver la hutte permet de réapprécier le débat de la colonisation et de ses héritages. Parmi eux, la lutte pour la reconnaissance de l’identité autochtone, le droit à la différence et à l’humanité, et la sauvegarde de la forêt en constituent un pâle aperçu. Ainsi pour le panafricanisme, ces habitats traduisent une dualité architecturale dans laquelle cohabitent tradition et modernité ; à travers ce dispositif, l’intégration ne signifie guère l’élimination d’un patrimoine identitaire hautement séculaire (Assam Otya’a, 2021, p. 204).
Les conditions de vie des groupes autochtones sont à l’ordre du jour de nombreux débats organisés par les défenseurs des droits de ces groupes, à l’instar du colloque international de Kinshasa en novembre 2021, ou encore du grand dialogue national sur la citoyenneté et la participation politique des peuples pygmées tenu à Yaoundé en décembre 2018. Il en ressort que la relation entre les peuples autochtones et les États-nations d’Afrique fonctionne selon un colonialisme interne[25].
L’incursion panafricaniste dans le « développement » pygmée : mettre fin à l’agonie autochtone
L’implication du panafricanisme dans l’appropriation du développement autochtone impose, d’une part, de réinterroger la place que les douleurs coloniales occupent dans la conscience africaine et, d’autre part, appelle à un repositionnement du colonialisme dans les textes.
Depuis sa naissance officielle en 1900, le panafricanisme œuvre à réguler la balance d’une conscience africaine meurtrie par de longs siècles de calomnies occidentales ; intervenant idéologiquement et politiquement pour, tantôt, réfuter les fameuses thèses de l’« anhistoricité » de l’Afrique, tantôt trouver des solutions endogènes au réveil économique des peuples et des États africains. Ainsi, ses engagements vis-à-vis de la conscience historique mondiale en général et africaine en particulier sondent l’équation d’une citoyenneté autochtone dans une Afrique qui tente de se défaire d’une domination coloniale.
Sous prétexte de développement, le colonialisme interne présente, avec le colonialisme classique, des difficultés qui déterminent leur lien ancestral (Assam Otya’a, 2022, p. 22). En effet, les sociétés colonisées se construisent à partir d’une conception axiologique de la société. Hier comme aujourd’hui, la fracture sociale née du colonialisme interne présente des inégalités structurelles, totales et vouées à durer (Assam Otya’a, 2022, p. 23).
Tout d’abord, la structure sociale dans un tel contexte montre deux pôles antagonistes : d’un côté le « centre féodal » et la périphérie infra-urbaine, et de l’autre le « Nord » et le « Sud ». La conception de la société est ici fortement tributaire d’une histoire coloniale dont le pays tire son ascendance ; par conséquent, cette société présente un caractère dualiste (Assam Otya’a, 2022). González Casanova (1964, p. 293) en décrit les contours :
« Les sociétés dualistes résultent du contact de deux civilisations dont l’une est techniquement plus avancée que l’autre ; mais cette société résulte aussi du développement colonial, des relations entre "Européen évolué" et "indigène archaïque". La structure coloniale est étroitement liée au développement dans l’inégalité – technique, institutionnelle, culturelle – et à des formes d’exploitation combinée, simultanées et non pas successives comme cela se produit dans le modèle classique du développement. »
Ensuite, les inégalités nées du colonialisme classique et du colonialisme interne sont fondées sur la globalisation de la précarité du groupe « archaïque », le confinant dans une arriération fondamentale au regard de la dignité humaine. En l’état actuel, de la même façon que l’Afrique est en retard dans tous les domaines d’activités conventionnelles par rapport à l’Occident, il en est de même pour les Pygmées par rapport aux non-Pygmées (Assam Otya’a, 2022, p. 24).
Enfin, toute analyse visant à comprendre les causes du « retard » des peuples dominés, ou toute initiative de résorption de leur précarité se heurtent à des blocages politique et socioculturel.
Dans ce cadre, comment les Africains en général et les peuples autochtones pygmées en particulier peuvent-ils (encore) croire en l’idéal panafricaniste ? La nouvelle mémoire du panafricanisme doit dès lors se construire autour de son combat initial de valorisation des peuples indigènes, et de celui, nouvellement déterminé, de leur citoyenneté.
S’il est vrai, comme l’écrit Nkrumah (1964, p. 98), que le consciencisme a pour but « de rendre à l’Afrique ses principes sociaux humanistes et égalitaires » aux fins de « reconstituer la société égalitaire », le mouvement panafricaniste doit désormais œuvrer à l’éradication, ou à la minoration, du colonialisme interne chez les peuples autochtones pygmées, dans une Afrique qui peine à tirer des leçons de sa mémoire coloniale[26].
Vus de l’intérieur, le mouvement panafricaniste et ses implications sur la mémoire africaine participent à sortir des considérations politiques et identitaires le droit autochtone à la différence, et le drame induit par le délitement d’une civilisation millénaire[27]. Il en appelle ainsi à une responsabilisation des forces dominantes se réclamant du mouvement panafricaniste, pour réaffirmer, dans une orientation nouvelle, les valeurs d’égalité de l’Afrique.
Les États d’Afrique sont sommés d’inscrire le colonialisme dans une nouvelle historicité qui rompt radicalement avec les tendances historiographiques jusque-là dominantes dans la littérature, en dépassant la vision de la colonisation comme abomination[28]. Cette nouvelle littérature de la colonisation prouve que l’Afrique assume sa responsabilité d’une perpétuation de son histoire coloniale (Stengers, 2004, pp. 51-53). Ainsi, coloniser les peuples pygmées nécessite pour les peuples anciennement colonisés de légitimer l’impérialisme européen en Afrique, afin de s’inscrire dans la continuité historique (Assam Otya’a, 2021).
Pour le mouvement panafricaniste, cette contrainte se révèle rédhibitoire. En effet, c’est une chose que de constater les excès d’une société africaine dont la mémoire déstructurée semble marquée par l’oubli des conditions douloureuses et des errances culturelles violemment divulguées dans la représentation populaire des peuples d’Afrique. Mais c’en est une autre que d’invalider tout ce qui a, jusqu’ici, été dit, écrit et pensé au sujet de la colonisation en Afrique. En particulier, il est non négociable pour le panafricanisme de relativiser le caractère criminel du colonialisme. Dès lors, l’élaboration d’un seuil de tolérance de « développement » des peuples autochtones doit considérer la patrimonialisation, seule option respectueuse, et non le développement radicalement inscrit dans le mépris des peuples (Verschave & Hauser, 2004, p. 7).
Conclusion
Le panafricanisme est à un tournant décisif de son histoire. Outre les luttes traditionnelles, il doit désormais normaliser les rapports entre les peuples autochtones d’Afrique et les États-nations qui les abritent. Entre le colonialisme classique d’hier et le colonialisme interne d’aujourd’hui, le mouvement panafricaniste est plus que jamais attendu. Les problèmes culturels et identitaires des peuples autochtones questionnent la précarité engendrée par un développement inégalitaire, assimilationniste et colonisateur des civilisations pygmées. À côté des versions officielles vantées par l’effort d’un développement tous azimuts, des remises en question fondamentales surgissent tant en dehors du continent africain qu’en son sein, indiquant qu’il faut reconsidérer toute l’histoire du développement de l’Afrique, aussi bien pour les colonisés d’hier et les colonisateurs d’aujourd’hui (Rist, 2013, pp. 369-391), que pour les peuples autochtones pygmées désormais constitués comme une identité culturelle agonisante du développement (Latouche, 1991, pp. 175-220). Dans ce registre, le panafricanisme doit procéder à un ressourcement, en empruntant dans les idéologies endogéniste et conscientiste. Celles-ci doivent permettre de décoloniser le développement afin de sauver l’Afrique d’un colonialisme que pourtant, elle ne cesse de condamner.
Notes
[1] À partir d’un continuum historique factuel mettant bout à bout les luttes de libération des diasporas jamaïcaine et colombienne entre autres, certains auteurs laissent envisager l’existence d’un proto-panafricanisme en faisant ainsi remonter le mouvement depuis le xve siècle. Lire à ce propos, LUP (2013).
[2] Kwame Nkrumah (1909-1972) est un homme d’État indépendantiste et panafricaniste ghanéen.
[3] Ces politiques sont variablement présentes dans différents pays d’Afrique centrale à l’instar du Cameroun avec le plan de développement des peuples pygmées (PDPP). Nous y revenons plus loin.
[4] Cette stratégie intègre simultanément les dimensions intellectuelles et politiques, toutes orientées contre « les détracteurs de la race noire ». Lire UA-OIF (2004), p. 30.
[5] W.E.B Du Bois (1868-1963) est un sociologue, historien, militant pour les droits civiques, militant panafricain, éditorialiste et écrivain américain.
[6] Avec 1900 comme date et Londres comme cadre, ce premier congrès sous-entend exploiter simultanément la capitale de la plus grande puissance coloniale et l’entrée dans le xxe siècle pour inaugurer la première action révolutionnaire de l’ensemble négro-africain.
[7] Dans le même sillage, la Déclaration des droits des peuples nègres du monde adoptée lors de la convention tenue à New York en 1920 proclame l’égalité de plein droit entre les Nègres et le reste de la communauté humaine (UA-OIF, 2004, p. 101). Congrès, associations et festivals panafricanistes s’organisent entre 1921 (congrès panafricains, Londres et Bruxelles) et 1963 (conférence internationale des États indépendants d’Afrique, Addis-Abeba).
[8] Thèse intitulée : L’attitude de la France sur la question de l’esclavage entre la Révolution de 1789 et 1848.
[9] À titre comparatif, l’article 5 de la charte dispose comme un de ses principes dirigeants le « respect des identités nationales et régionales dans le domaine de la culture et celui des droits culturels des minorités ». Quant à la Convention 169, son article 5 renforce le droit à la différence culturelle des peuples autochtones en rappelant qu’il faudra : 1) « reconnaître et protéger les valeurs et les pratiques sociales, culturelles, religieuses et spirituelles de ces peuples et prendre dûment en considération la nature des problèmes qui se posent à eux, en tant que groupes comme en tant qu’individus » ; et 2) « respecter l’intégrité des valeurs, des pratiques et des institutions desdits peuples ».
[10] Lire Bigombe Logo (1998, p. 256) ; Vansina (1985, p. 1308) ; Bahuchet (1993, p 54) ; Abega & Bigombe Logo (2006, p. 7).
[11] Relire à titre d’illustration Abega & Bigombe Logo (2006, pp. 79-105).
[12] Mathias Éric Owona Nguini, préface de Assam Otya’a (2022, p. 15).
[13] Lire Assam Otya’a (2022) et Péron (1995, pp. 108-153 et plus).
[14] Gilbert Rist (2013, pp. 40-48) définit le développement comme un « ensemble de pratiques qui, pour assurer la production sociale, obligent à transformer et à détruire, de façon généralisée, le milieu naturel et les rapports sociaux en vue d’une production croissante de biens et services destinés, à travers l’échange, à la demande solvable ». À cette définition, il importe d’y associer une dimension idéologique qui fait du développement en Afrique le reproducteur de toute la charge méta-symbolique du colonialisme et qui fait dire à Wullson Mvomo Ela (2015, p. 300) que le développement de l’Afrique relève d’un « humanisme colonial ».
[15] Lire Etounga-Manguele (2015b, pp. 10-15 et plus ; 2015a, pp. 419-433) ; Kabou (1991, pp. 92-133).
[16] Il est possible qu’une certaine ironie soit contenue dans le vocable « gouvernements éclairés » utilisé par Bahuchet. Auquel cas, on pourrait relativiser cette ironie lorsqu’on sait qu’une part non négligeable de populations concernées semble acquise au développement, pendant qu’une autre continue d’entretenir la nostalgie d’une existence pygmée basée sur le modèle ancestral.
[17] L’une de ces mesures est la loi du 15 juillet 2022 portant protection et promotion des droits des peuples autochtones pygmées. C’est la première dans ce pays qui compte la plus grande population autochtone d’Afrique centrale, soit environ un million d’individus.
[18] https://www.ledevoir.com/monde/340771/les-pygmees-chasses-de-la-foret
[19] En dépit de cette opportunité budgétaire, la mise en œuvre du PDPP continue de rencontrer des difficultés sur le terrain. En effet, des résistances demeurent, provenant de communautés pygmées qui n’hésitent pas à afficher leur désapprobation sur les « offres de civilisation » découlant de la vision du développement. Lire Abe (2010, pp. 219-240).
[20] C’est ici qu’il importe d’interpeler avec la même vigueur le panafricanisme. Car comment concevoir que des nations souveraines, qui parlent de « développement », peuvent compétiter pour s’inscrire dans le PPTE, qui auréole leur échec à travers un énoncé horripilé de leur pauvreté, de leur endettement, de leur échec dans la poursuite du développement, pour ensuite vouloir imposer cette idée à une civilisation pygmée dont les savoir-faire millénaires et autosuffisants ont été éprouvés et attestés par l’histoire scientifique ? Le panafricanisme doit permettre à la conscience « nationale » africaine de se créer des perspectives construites bien au-delà des considérations aussi honteuses que « l’initiative PPTE ». La quête et l’avènement de la souveraineté économique, découlant de l’union des peuples et (tous) les savoirs issus des identités agissantes continentales, sont les crédos de ce renouveau panafricaniste.
[21] Si les États d’Afrique centrale sont tenus à des conditions de financement des projets de développement clairement formulées par les bailleurs de fonds à travers le cadre environnemental et social (CES) imposé depuis 2018 aux États emprunteurs par la Banque mondiale, le Cameroun et la RDC manifestent une volonté d’encadrement des peuples pygmées remontant au lendemain des indépendances. Le Cameroun met ainsi en œuvre, chaque décennie, des projets développementalistes : « Mille pieds » (1966) ; « Villages pilotes » (1980-2000) ; « Forêts et développement » (2000-2006). Dès lors, les pays concernés doivent garantir la sécurité environnementale par la préservation des populations et considérer les impacts néfastes de ces projets.
[22] Ce modèle est celui promu par le système public d’éducation nationale. Il est à différencier de celui non formel mené en partie par les organisations non gouvernementales à l’instar de plan Cameroun dans la scolarisation des peuples pygmées.
[23] La citoyenneté semble tenir une place centrale dans les axes stratégiques du PDPP. Lire à ce propos PNDP (2018, consulté le 07/05/2020).
[24] Reportage France 24 YouTube « Cameroun : la mort à petit feu des Pygmées Baka. » (https://www.youtube.com/watch?v=Jjcqm03Mm-4&ab_channel=FRANCE24). Lire aussi Global Forest Watch (2005, p. 21).
[25] Sur le colonialisme interne, lire González Casanova (1964, pp. 291-292).
[26] Au sujet des jeux de la mémoire en contexte africain postcolonial, lire Stora (2006, pp. 42-47).
[27] Se rendre compte des visages d’une société soumise à la situation coloniale dans Balandier (1911, p. 5).
[28] Au premier rang des auteurs qui perfusent cette idée, Aimé Césaire (1955).
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Pour citer l'article :
APA
Otya'a, N. A. (2023). Décoloniser l’inclusion. Panafricanisme et peuples autochtones pygmées d’Afrique. Global Africa, 3, pp. 8-9. https://doi.org/10.57832/e1qa-b961
MLA
Otya'a Nathanaël Assam. "Décoloniser l’inclusion. Panafricanisme et peuples autochtones pygmées d’Afrique". Global Africa, no. 3, 2023, p. 8-9. doi.org/10.57832/e1qa-b961
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https://doi.org/10.57832/e1qa-b961
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