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Dialogue avec

Décoloniser la santé mondiale

Ibrahima Socé Fall

Directeur-Général Adjoint de l’OMS en charge de la réponse aux urgences 

Sous-secrétaire Général des Nations Unies

socef@who.int


Interrogé par


Mame-Penda Ba

Professeure de sciences politiques, Université Gaston Berger, Sénégal 

Directrice du LASPAD et rédactrice en chef de Global Africa 

mame-penda.ba@ugb.edu.sn


El Hadj Mbaye

Maître de conférences en sciences politiques, Université Gaston Berger, Sénégal

elhadjimbaye@gmail.com

numéro :

L’Afrique et le monde à l’heure virale

Africa and the World in Viral Time

Afrika na ulimwengu katika nyakati za virusi

افريقيا و العالم في عهد الفيروسات

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

16 décembre 2022

ISSN : 

3020-0458

02.2022

Le rêve pour l’Afrique, c’est venu quand j’ai été impliqué dans la lutte contre le paludisme, quand j’ai commencé à voyager en Afrique et à voir ce qui se passait partout, dans les réunions internationales sur le paludisme. J’ai été marqué par le fait que quand on appelait les pays d’Afrique de l’Est par exemple, ce sont les Anglais qui venaient faire les présentations, et c’était la même chose presque partout. Je me suis dit que cela n’était pas possible, qu’il y avait quelque chose qui devait changer. J’ai commencé à faire le tour des pays et à organiser des activités de formation dans le cadre de la lutte contre le paludisme. Je formais déjà les gens au Sénégal quand j’étais dans le comité de pilotage du Programme de lutte contre le paludisme. Je faisais le tour des districts sanitaires pour former les infirmiers, les sages-femmes et les médecins. Pour moi, il était essentiel de former une masse critique d’Africains qui allaient parler pour l’Afrique. Et c’est pour cela que je suis resté plus longtemps que prévu.


Mots-clés

Décolonisation, santé publique


Plan de l'article

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Ba et Mbaye: Merci, Dr Fall, d'avoir accepté cet entretien. La première question est relative à votre trajectoire : comment devient-on directeur général adjoint de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) quand on s'appelle Ibrahima Socé Fall ?

Fall : Oh, c'est une question complexe parce que ma trajectoire n'est pas linéaire. J'ai su très tôt que je voulais être médecin et qu'il n'y avait pas pour moi d'autres options. Enfant, j'avais un terrain allergique et j'étais régulièrement chez le médecin. Deux médecins m'ont particulièrement marqué à Rufisque où j'ai grandi, le Dr Lamine Dieng et le Dr Cheikh Dieng. J'avais la plus grande admiration et le plus grand respect pour eux. Ils symbolisaient à la fois, le savoir, la culture, le charisme et exerçaient la profession la plus noble et la plus utile socialement pour moi.
A une époque où l'école publique formait encore les meilleurs élèves, j'ai eu la chance d'avoir d'excellents enseignants, que ce soit à l'école primaire ou au lycée, ce qui m'a encore donné le goût et la motivation d'être médecin. J'avais d'excellents professeurs de biologie et de sciences naturelles. Et quand j'ai eu le baccalauréat - à l'époque il fallait remplir des formulaires d'orientation pour le choix de la filière à suivre -, je devais inscrire trois options par ordre de préférence pour l'enseignement supérieur : j'ai choisi médecine pour les trois options. Je ne voulais même pas envisager la possibilité de faire autre chose. D'ailleurs, en classe de terminale, en même temps que le baccalauréat, j'avais passé le concours d'entrée à l'École militaire de santé. J'ai été reçu à ce concours et j'ai fait ma formation de médecin à l'École militaire de santé.
Je ne me suis pas d'abord orienté en santé publique, je voulais faire la médecine interne qui me passionnait, mais je ne me suis pas vraiment retrouvé dans la culture du mandarinat des services de médecine interne. Je me suis donc réorienté en chirurgie. J'ai commencé à exercer la chirurgie à l'hôpital Principal de Dakar, j'étais tout le temps au bloc opératoire avec les anciens comme le Dr Gorgui Diaw qui m'avait encadré et enseigné les rudiments de la chirurgie, Cela m'a beaucoup aidé plus tard sur le terrain. Et quand j'ai terminé ma médecine en 1992, on était en pleine crise en Casamance, j'ai été envoyé dans cette région pendant deux ans avec les troupes combattantes. Après ma mission en Casamance, j'ai été envoyé à Marseille pour une formation en médecine tropicale et épidémiologie à l'Institut de médecine tropicale du service de santé des armées (IMTSSA), une école qui avait conservé tout l'héritage de la médecine tropicale de l'armée française. C'était en 1994-1995. C'est là où j'ai commencé à étudier en profondeur l'épidémiologie des maladies infectieuses et la lutte contre les maladies émergentes et ré-émergentes. Malgré cela, à mon retour au Sénégal, j'avais toujours en tête de continuer la chirurgie mais l'armée m'avait déjà détaché au ministère de la Santé et on m'a envoyé à Podor pour travailler sur les grandes endémies et aussi pour être responsable de district. C'est durant cette période que j'ai commencé à passer beaucoup de temps dans les villages, et j'ai compris que la médecine était très vaste et qu'il y avait beaucoup de choses à faire. C'est là que j'ai mis de côté la chirurgie et j'ai décidé de m'orienter en santé publique définitivement. J'ai eu par la suite l'opportunité de participer à un cours international de l'OMS sur la lutte contre le paludisme au Cameroun. Je suis parti de Podor dans des conditions assez compliquées et quand je suis arrivé, c'était déjà la fin du premier module qui portait sur l'épidémiologie. Il fallait faire l'examen deux jours après. Quand on a fait les tests, j'avais la meilleure note en épidémiologie. Les gens se demandaient « comment est-ce possible ? » mais en fait j'avais déjà fait l'épidémiologie à Marseille, et j'avais déjà une expérience de terrain à Podor. À la fin du cours, j'avais les meilleurs résultats et l'équipe de l'OMS a commencé à me suivre et puis progressivement à me solliciter pour faire des missions à partir de 1998-1999. À l'époque c'était l'Initiative africaine de lutte contre le paludisme. Et quand le programme Roll Back Malaria a été lancé en 1998, il fallait trouver des experts pour aller faire les analyses de situation dans différents pays et préparer les plans stratégiques, etc. J'ai été coopté pour faire partie du groupe d'experts qui a démarré Roll Back Malaria. J'étais le plus jeune du groupe. Pour moi, les missions constituaient des moments de découverte et d'apprentissage sur le terrain. En faisant ça, bien entendu, je continuais à travailler au Sénégal. Après Podor, je suis venu à Diamniadio ouvrir l'hôpital Élisabeth Diouf puis je suis parti à l'université commencer les enseignements en santé publique.
Quand l'OMS m'a proposé un poste, je ne voulais pas vraiment partir et je suis resté deux semaines sans répondre au message que j'avais reçu. J'étais assistant au département de santé publique de l'UCAD et je ne voulais pas partir pour une longue période. J'ai demandé une mise en disponibilité pour une année, mais le Conseil de faculté tardait à se décider. À un moment donné, je me suis dit : « pourquoi ne pas essayer ? ». Je savais que j'avais beaucoup de choses à apprendre là-bas. J'ai déposé ma démission et je suis finalement parti, je voulais rester une ou deux années mais j'étais tellement engagé que cela m'a pris plus de temps.
Pendant toute ma carrière à l'OMS, je suis resté focalisé sur le professionnalisme et la science pour avancer. Être professionnel, toujours chercher des connaissances solides et l'expérience réelle du terrain. C'est avec cette conviction que j'ai évolué à l'OMS, sans aucun soutien particulier si ce n'est celui de mon épouse et de mes enfants, ne comptant que sur mes propres efforts et la confiance que j'avais en moi parce que c'est important. La confiance fait partie de ma liste des c. J'ai une longue liste de c pour évoluer dans les instances internationales mais partout en réalité. Le premier « c » est la recherche de la connaissance. Il est clair qu'il faut faire la différence entre connaissance et information parce que souvent on a accès à l'information, et pas à la connaissance or c'est surtout celle-ci qu'on peut mobiliser pour prendre de bonnes décisions. Le deuxième « c » c'est le courage. Sans courage on ne peut pas avancer dans ce système ni dans la vie de manière générale. Le courage d'aller au-delà de ses limites, mais aussi le courage de dire non quand c'est non, de dire oui quand c'est oui et le courage de reconnaître ses erreurs. Le dernier « c » c'est de travailler avec beaucoup de compassion et de justice, travailler avec le cœur, parce que c'est avec le cœur qu'on peut réellement aller au-delà de certaines limites. Cela n'a pas été facile parce que lorsqu'on évolue dans un environnement international, il faut être endurant. Les raisons pour lesquelles nous en sommes à ce niveau, que ce soit moi ou les autres Africains à des postes de leadership dans des structures internationales, reposent sur le travail que nous avons abattu et qui est reconnu au niveau mondial.

Ba et Mbaye : Vous dites que vous avez rêvé de faire de la santé depuis votre enfance, mais pendant longtemps c'était dans le cadre d'un pays, le Sénégal. Quand est ce qu'est venu le rêve pour l'Afrique ?

Fall : Le rêve pour l'Afrique, c'est venu quand j'ai été impliqué dans la lutte contre le paludisme, quand j'ai commencé à voyager en Afrique et à voir ce qui se passait partout, dans les réunions internationales sur le paludisme. J'ai été marqué par le fait que quand on appelait les pays d'Afrique de l'Est par exemple, ce sont les Anglais qui venaient faire les présentations, et c'était la même chose presque partout. Je me suis dit que cela n'était pas possible, qu'il y avait quelque chose qui devait changer. J'ai commencé à faire le tour des pays et à organiser des activités de formation dans le cadre de la lutte contre le paludisme. Je formais déjà les gens au Sénégal quand j'étais dans le comité de pilotage du Programme de lutte contre le paludisme. Je faisais le tour des districts sanitaires pour former les infirmiers, les sages-femmes et les médecins. Pour moi, il était essentiel de former une masse critique d'Africains qui allaient parler pour l'Afrique. Et c'est pour cela que je suis resté plus longtemps que prévu.
La même chose s'est reproduite en Guinée durant l'épidémie d'Ebola. Quand je suis arrivé dans les régions les plus sinistrées, la coordination y était assurée la plupart du temps par des jeunes Européens. Je me suis dit que cela devait nécessairement changer car il fallait que les Africains prennent en charge réellement cette épidémie. J'ai donc refait la même chose cette fois-ci pour la gestion des urgences de santé publique et des épidémies, c'est-à-dire former une masse critique de jeunes professionnels de santé publique très compétents. Par la suite j'ai continué à former beaucoup de gens en Afrique et à les déployer dans le cadre d'une coopération Sud-Sud pour que les Guinéens aillent au Congo, que les Sénégalais de l'Institut Pasteur de Dakar aillent en Angola pour la fièvre jaune, etc. J'ai donc évolué avec cette idée de décoloniser la santé mondiale en ayant une masse critique de capacités africaines aptes à faire le travail. Bien sûr, on n'est pas fermé aux collaborations mais il faut qu'un leadership africain existe. Il faut que les Africains prennent en charge leurs problèmes de santé.
C'est pourquoi mon rêve est de revenir en Afrique, travailler avec les Africains pour bâtir des institutions qui auront leur rôle dans la santé mondiale, que ce soit dans le leadership dans la gestion des politiques et programmes de santé, dans la préparation et la réponse aux épidémies et pandémies, dans le domaine de la recherche, le renforcement des capacités, etc., parce que l'Afrique a un potentiel important, avec sa population jeune. Déjà, en s'appuyant sur les jeunes chercheurs et épidémiologistes que nous avons formés, il y a là un modèle à mettre à l'échelle. Durant la période coloniale, il y a eu beaucoup de choses qui ont été faites en termes d'expérimentation de médicaments sans respecter les normes, sans respecter les droits humains et beaucoup d'autres choses se sont passées également. Ensuite, nous avons vécu un partenariat qui n'était pas juste parce qu'il y a beaucoup d'institutions et de chercheurs qui venaient et ce qui les intéressait, c'était d'avoir des échantillons en Afrique. Après, ils vont faire leurs publications en y associant les Africains qui s'en contentent. Nous devons dépasser ce stade pour revenir sur l'expression « décolonisation de la santé mondiale » qui veut dire que les Africains doivent définir les priorités des recherches, investir dans la recherche, mener leur recherche dans le cadre éventuellement de partenariats éthiques, les publier, les présenter au monde entier, mais surtout améliorer la santé de leur population.

Ba et Mbaye : Vous avez été chef de la Mission pour l'action d'urgence contre Ébola au Mali et quand vous annonciez à la télévision la fin de l'épidémie Ebola au Mali on a tous eu le sentiment de vivre un moment historique. Qu'est-ce que vous ressentiez à ce moment-là et qu'est-ce qui vous a permis finalement, au bout d'une période assez courte de pouvoir déclarer qu'une épidémie est terminée dans un pays ?

Fall : À ce moment-là, j'étais clairement animé par un sentiment de fierté, il faut en effet se rappeler du contexte. On était encore au milieu de la grande épidémie quand beaucoup de pays (Guinée, Liberia, Sierra Léone) étaient affectés depuis longtemps et n'arrivaient pas à maîtriser l'épidémie. Au Mali, il était important de démontrer qu'on pouvait contrôler l'épidémie malgré le foyer qu'il y avait dans la capitale, ne serait-ce que pour redonner confiance aux autres pays. Le contexte était aussi qu'il y a eu beaucoup de politique dans cette affaire parce que quand la Mission des Nations unies pour la lutte contre Ébola (UNIMEER) a été créée, il y a eu beaucoup de problèmes dans les pays, on a parachuté beaucoup de gens des Nations unies, tout a été bouleversé et le Mali a été le seul pays où un représentant de l'OMS, en l'occurrence moi, dirigeait la mission. Il était vital qu'on montre qu'en tant qu'Africain, on pouvait gérer cette épidémie, car il y avait toutes sortes de tentatives de la part de certains pays. Puis, quand ces mêmes pays ont vu que les choses allaient bien, ils ont essayé de positionner leurs ressortissants. Il fallait rester serein et focalisé sur l'objectif, coordonner le travail et mettre en place un dispositif efficace. Pendant six semaines au moins j'ai dormi trois heures par jour, je quittais le bureau vers minuit, je dormais brièvement et j'étais déjà à nouveau fonctionnel. C'était beaucoup de fatigue accumulée et dans la vidéo c'était un soulagement de pouvoir dire que l'épidémie était terminée.

Ba et Mbaye : Mais quelles ont été les recettes pour venir à bout de cette épidémie d'Ebola au Mali ? Beaucoup de travail ? De la coordination ? De la sérénité ?

Fall : En fait, j'avais commencé par prendre les devants avant même l'irruption de l'épidémie sur le territoire malien. Nous avons eu l'information sur l'épidémie en Guinée, c'était un samedi du mois de mars 2014. Je revenais de voyage et en descendant de l'avion, j'ai entendu sur Radio France international (RFI) qu'il y a une épidémie d'Ébola en Guinée. J'appelle le bureau régional, ils confirment et le dimanche j'ai eu la première réunion de mon équipe avec celle du ministre de la Santé. Le lundi nous avons eu la première réunion intersectorielle avec une quinzaine de ministres. Donc on a commencé à investir dans la préparation et la coordination. Cette anticipation a été importante mais malgré cela quand il y a eu les premiers cas à Bamako, même le ministère de la Santé a paniqué, il ne voulait plus communiquer de façon transparente les éléments clés. Nous avons été invités à la télévision. Les conseillers du ministère de la Santé n'ont pas voulu dire clairement les choses. J'ai pris la parole, j'ai dit : « Arrêtez de jouer, c'est du sérieux. Nous avons une épidémie d'Ébola dans la capitale. Nous devons vaincre cette épidémie comme à la guerre ou la perdre comme les autres pays ». C'était une émission en direct, le journaliste a voulu que je confirme mes propos, je lui ai dit « Monsieur, je ne joue pas avec les mots, je suis sérieux ». Et le lendemain, c'est le président de la République qui nous a appelés. Il a commencé à écouter, à prendre des décisions, donc à mobiliser le leadership et la population. Cette émission a été cruciale. Si on avait raté cette occasion de dire la vérité, c'en était fini pour le Mali et peut-être pour d'autres pays de l'Afrique de l'Ouest. Donc pour moi les éléments clés, c'est la préparation, la coordination efficiente, le sens de la responsabilité, l'engagement communautaire - nous avons travaillé avec tous les groupes possibles au niveau communautaire (les religieux, les femmes, etc.) - et l'engagement politique au plus haut niveau, celui du Président pour certaines décisions.

Ba et Mbaye : Qu'est-ce que l'Afrique a pu démontrer et capitaliser en matière de lutte contre les épidémies, que ce soit le paludisme, Ébola, le choléra, la Covid aujourd'hui qu'on peut partager avec les autres pays ?

Fall : L'Afrique a beaucoup appris de l'épidémie d'Ébola en Guinée. L'OMS a fait beaucoup de formations très intenses en épidémiologie de terrain. Aujourd'hui, nous avons des milliers de jeunes chercheurs et des médecins qui ont été formés et qui sont déployés un peu partout en Afrique et même ailleurs Nous avons des jeunes sur le continent américain, les régions méditerranéennes et arabes.
Par ailleurs, en Afrique, nous sommes devenus très bons sur les questions de contact tracing, c'est-à-dire d'investigation et de suivi des cas contacts. Quand l'épidémie de la Covid a commencé, les pays européens qui critiquaient tout le temps le travail que les équipes de l'OMS faisaient sur le suivi des contacts dès qu'on descendait à moins de 90%, ont été eux-mêmes dépassé. Après quelques milliers de cas contacts, ils ne pouvaient plus suivre. Au Royaume-Uni par exemple, quand il a fallu suivre 3 000 contacts, leur système a lâché, alors que nous suivions des centaines de milliers de contacts en zone de guerre. C'est pourquoi j'ai dit dans plusieurs interviews accordées aux grands médias, Le Monde, CNN, etc. que pour tout ce qui est investigation de terrain, épidémiologie de terrain, les meilleurs chercheurs sont aujourd'hui en Afrique parce que tout simplement on a investi dans la formation et la recherche durant toutes ces épidémies.
Ensuite, quand il est question de modèles de réponse aux épidémies, il faut se rappeler que l'Afrique fait face à plus d'une centaine d'épidémies chaque année. Le continent a mis en place des modèles de réponse qui fonctionnent. Les Africains peuvent enseigner au reste du monde des stratégies, des dispositifs et des pratiques innovants sur la manière de se préparer, de répondre aux épidémies et sur les mécanismes de résilience et d'adaptation des communautés face à des situations complexes.
Toutes ces leçons apprises, toutes ces expériences, on les capitalise lors de la survenue de nouvelles urgences en prenant des décisions nouvelles à partir de données probantes. On adapte toujours la réponse par rapport aux nouvelles connaissances. C'est un travail très dynamique.
Si on doit remonter dans le temps, il faut aussi se rappeler que c'est nous qui avons changé la manière dont le rapport mondial sur le paludisme était réalisé. Et c'est un travail que j'ai initié avec mon collègue Dr Noor du Kenya, qui travaillait à l'époque avec une institution kényane, Kemri (Kenya Medical Research Institute). Nous avons montré qu'on ne peut pas faire des rapports, juste sur la base des cas rapportés. Nous avons fait une étude d'une dizaine d'années sur la réelle endémicité du paludisme en Afrique et le changement de risques, ce qui a montré la situation exacte en Afrique. Nous avons publié cela dans The Lancet et c'est à partir de là que le rapport mondial sur le paludisme a été amélioré.
C'est la même chose pour ce qui est de la planification stratégique, nous avons développé des outils qui, finalement, ont été utilisés dans le monde entier. Tout ce qui est fait sur la planification stratégique, la gestion de la performance dans la lutte contre le paludisme l'a été sous ma coordination, avec mon équipe. Je suis sûr qu'il y a d'autres Africains qui ont d'autres expériences. Il faut donc qu'on puisse avoir cette contribution scientifique au plus haut niveau et pouvoir influer sur ce qui se passe.

Ba et Mbaye : Compte tenu de tout cela, pourquoi est-ce que l'expérience des Africains n'est pas suffisamment valorisée ? Pourquoi l'Afrique a-t-elle du mal à montrer ses atouts dans le domaine médical mais aussi dans le domaine de la santé publique de manière générale ?

Fall : Il appartient aux Africains de se valoriser, personne ne va venir le faire à leur place. Il s'agit de présenter le travail qu'on a fait et qu'on est en train de faire. Il faut qu'on ait un nombre significatif de personnes qui soient vraiment en mesure de présenter un travail sérieux au niveau mondial. On n'a pas encore ce nombre mais cela avance, il y a beaucoup de choses qui se font, toutefois il nous faut plus d'investissements et nous ne devons pas juste attendre que les partenaires viennent le faire à notre place. Si nous - Africains, nos gouvernements, notre secteur privé - voulons réellement décoloniser la santé mondiale, nous devons investir dans la recherche en santé, dans nos priorités de recherche, dans certaines pathologies qui n'existent nulle part ailleurs. On parle de maladies tropicales négligées, c'est un terme très péjoratif, pourquoi ces maladies sont négligées ? Parce qu'elles n'intéressent pas les partenaires tout simplement, c'est à nous d'investir dans cette recherche, dans la formation des jeunes dans tous les domaines de la santé afin que nos médecins et chercheurs puissent rivaliser avec leurs collègues du monde entier et je pense que c'est ce travail, qui a été initié dans beaucoup de domaines, qu'il faut renforcer et continuer. Je vois avec beaucoup d'espoir les jeunes épidémiologistes qui aujourd'hui s'imposent dans leur domaine. Quand on regarde par exemple le développement des vaccins, les essais cliniques, on a des jeunes chercheurs comme Dr Alhassane Touré et Dr Abdourahamane Diallo de Guinée, qui viennent ici à Genève dans des réunions internationales présenter une recherche de qualité, j'en suis fier. Ils sont des team lead dans des domaines de pointe, ils ont été dans l'équipe mondiale de recherche sur le vaccin de la Covid après Ébola, ils sont actuellement en Ouganda pour la recherche vaccinale contre la souche Soudan du virus Ébola. Ce sont des exemples concrets pour montrer qu'on peut former nos personnels de santé et nos chercheurs pour atteindre les standards mondiaux. Il y a moins de dix ans, cette expertise n'existait pas, maintenant les Africains sont des références au niveau mondial. Quand émerge une épidémie, ce sont eux qu'on déploie. Cela doit maintenant être mis à l'échelle et ces ressources humaines doivent aussi être valorisées dans leur propre pays. Il y a un concept sur lequel je travaille actuellement avec mon équipe, cela s'appelle Global Health Emergency Workforce. Sa composante africaine est essentielle. Il faut que dans chaque pays, on puisse développer des capacités et de l'expertise dans le domaine de la santé. On doit avoir des équipes qui travaillent ensemble et qui proposent au monde une autre façon de faire les choses dans la lutte contre les épidémies et les urgences, dans les domaines biomédicaux purs, épidémiologique, socio- anthropologique.

Ba et Mbaye : Et en termes de publications scientifiques, quelle a été la contribution de l'Afrique pour une meilleure connaissance et réponse à ces épidémies ?

Fall : Pas plus tard que ce matin, j'étais en train de repenser à ce que je faisais avec mon équipe quand j'étais en Afrique, nous avions notre bulletin hebdomadaire sur les épidémies et les urgences de santé. Chaque semaine, nous produisions entre 5 et 7 articles fouillés sur les épidémies et les urgences en cours. En moins de trois ans on a publié plus de 500 articles. Je me demande encore pourquoi on n'a pas décidé de le valoriser comme un bulletin épidémiologique pour l'Afrique ? Je pense qu'il est urgent et important de mettre en place une revue en santé publique parce c'est aussi quelque chose qui manque. C'est tout à fait paradoxal parce qu'aujourd'hui les meilleures publications sur Ébola - dans les revues les plus côtés comme The Lancet, Science, Nature ou le New England Journal - sont faites par les jeunes chercheurs et épidémiologistes que l'OMS a contribué à former. Ces publications constituent un indicateur capital qui montre que nous ne faisons pas seulement du travail de terrain, nous faisons de la science.
Cette problématique de la publication est sérieuse. Tous les chercheurs avec qui j'ai eu à travailler, je les ai poussés à écrire car tout ce qu'on fait sur le terrain est de haute portée scientifique. J'étais à Marseille il y a un peu plus d'un mois dans une conférence sur la médecine tropicale, le thème général portait sur la surveillance, l'alerte et la riposte aux épidémies. Je suis arrivé en retard et j'écoutais du fond de la salle un expert européen. Il a commencé par présenter des données sur le système de surveillance au Congo au début de l'épidémie d'Ebola et tout ce sur quoi il se fondait et qu'il citait c'était le travail de mes équipes. Tout ! Je pense qu'on peut beaucoup faire à ce niveau. J'ai ce projet avec les collègues d'écrire un manuel d'épidémiologie sur la base de l'expérience africaine parce que c'est une évidence, on doit renouveler l'enseignement dans les universités et les centres de recherche.

Ba et Mbaye : Vous connaissez la faiblesse des ressources qui seront allouées à la recherche d'une manière générale sur le continent ainsi que notre dépendance à l'égard des programmes internationaux. Quel plaidoyer peut être mené par l'OMS pour que les États s'engagent à faire de la santé une vraie priorité de recherche ?

Fall : L'OMS fait beaucoup de plaidoyer et propose beaucoup d'outils pour les pays mais il faut que l'engagement politique du pays soit concret et que cela se matérialise par des investissements conséquents dans le domaine de la santé, de la recherche en santé en général. Regardez nos pays, ils n'ont pas besoin d'un organisme qui les conseille pour aller acheter des armes ou pour se protéger. Ils le font spontanément, la sécurité constitue une priorité pour eux. Pourquoi la sécurité sanitaire, la santé de la population n'en est pas une ? Si les pays en font une priorité, les ressources seront investies dans ce secteur et tout le monde a vu que l'impact économique des pandémies et des épidémies est colossal et ça fait reculer un pays sur plusieurs années. Il faut qu'on pense à introduire la sécurité sanitaire dans les politiques de développement, à investir dans la préparation et les réponses aux épidémies et aux pandémies comme un facteur de stabilité économique. La santé ne peut plus être l'affaire du ministère de la Santé, il faut que ce soit multisectoriel comme on dit, health in all policies, la santé dans toutes les politiques et la santé dans tous les segments de la société. C'est cela qu'il nous faut aujourd'hui dans nos pays.

Ba et Mbaye : Est-ce que l'OMS n'a pas échoué à mobiliser, impliquer, conscientiser les acteurs politiques sur l'importance de cette sécurité sanitaire ?

Fall : Tirant les leçons de la pandémie de Covid-19, nous avons développé un nouveau cadre stratégique : l'architecture mondiale pour la préparation et la réponse aux urgences de santé. Quand on parle de l'architecture mondiale, on dit en anglais, there is no global without local. On ne peut pas avoir d'architecture mondiale s'il n'y a pas d'organisation nationale locale solide parce qu'en réalité cela se passe au niveau des pays. Nous travaillons avec les pays pour bâtir des systèmes nationaux solides même quand il n'y a pas d'épidémie afin d'avoir des outils et des procédures qu'on peut activer quand survient une épidémie. Cela se fait à l'avance. On n'attend pas qu'une épidémie survienne pour décider de qui va coordonner la réponse, par exemple. Cela doit être connu à l'avance et ce sont des équipes qui travaillent et qui se forment ensemble, qui font les simulations ensemble, etc. Donc, comme on le voit dans l'armée, on ne va pas attendre qu'une guerre éclate pour décider qui va faire quoi ? Les procédures et la coordination des opérations sont claires. C'est ce qui manque encore dans le domaine de la santé. Le leadership aussi doit être national d'abord. C'est important que tous les partenaires, y compris l'OMS, viennent pour appuyer les nationaux. Et quand il y a une alerte, c'est le pays d'abord qui fait ses investigations et qui essaie de répondre au premier niveau, donc il est important d'avoir des travailleurs en première ligne capables de détecter, d'alerter, d'investiguer, et d'initier la réponse. Nous avons besoin de ces capacités au niveau de tous les pays d'abord. Maintenant, quand il y a un besoin d'appui international, c'est là où les organismes peuvent apporter un plus, mais ça ne doit pas être l'inverse.
Il y a malheureusement beaucoup d'instabilité politique dans les pays africains, les gouvernements viennent et passent, on recommence tout le temps. Si vous retournez sur la Déclaration d'Alma Ata sur les soins de santé primaires de 1978, l'engagement communautaire, les aspects socio-anthropologiques, tout était déjà dans ce document, mais en réalité, il serait important de revoir ce qui a été mis en œuvre. En 1996 au Sénégal, j'avais présenté un mémoire sur la participation communautaire et d'approche multisectorielle dans la lutte contre le paludisme à Podor. Il y a des choses qui ont été faites, mais comment systématiser ces approches ? L'OMS peut produire tous les documents possibles, mais il faut qu'on ait le leadership nécessaire au niveau des pays pour entreprendre des actions, pour s'engager dans des stratégies concrètes qui nous permettent d'introduire le volet santé dans toutes les politiques. Au niveau politique, il faut que les pays africains soient plus actifs dans les discussions qui se passent au niveau mondial comme, par exemple, à l'Assemblée mondiale de la santé ou, lors de certaines concertations, pour que la voix de l'Afrique soit entendue.

Ba et Mbaye : Lors de la survenue de la Covid-19, on a tous entendu les projections négatives sur le sort du continent. Comment est-ce qu'en tant qu'Africain, vous avez ressenti cela au sein de l'OMS ?

Fall : Je viens d'en parler tout de suite en conférence de presse parce qu'il y avait une question sur les projections d'Ébola en Ouganda et j'en ai profité pour rappeler les projections qui ont été faites sur l'Afrique avec la Covid. L'épidémiologie est une science complexe. Il ne s'agit pas d'un modèle mathématique seulement, sinon, tous les mathématiciens seraient des épidémiologistes. Bien entendu, il y a de la biostatistique dans l'épidémiologie, mais les sciences sociales, la socio-anthropologie, c'est crucial ! On ne peut pas mettre cela dans les modèles, on ne peut pas anticiper sur les comportements des populations, pratiquement chaque village est unique, chaque épidémie est unique ; dans une épidémie, on peut avoir plusieurs épidémies. C'est la capacité à allier science biomédicale, science socio-anthropologique et interventions de terrain pour prendre des décisions, c'est tout cet ensemble qui fait l'épidémiologie de terrain. Donc on ne peut pas s'asseoir dans un bureau et faire des prédictions.
On peut bien entendu faire des prédictions pour la planification, afin de voir quel est le meilleur scenario possible et le pire scenario possible, mais ce n'est certainement pas pour aller dire aux gens « Vous allez avoir des milliers, des millions de morts ». La preuve ? Même après, quand nous avons évalué l'excès de mortalité liée à la pandémie, ce sont les autres continents qui étaient plus touchés que l'Afrique parce que beaucoup d'autres facteurs interviennent, il y a l'âge de la population, des expositions antérieures à des infections à coronavirus et tout un tas d'autres facteurs.

Ba et Mbaye : Est-ce que ces prédictions qui ne se sont pas avérées ont changé quelque chose aux discours sur l'Afrique ? Est-ce qu'on prend plus de précautions ?

Fall : Cela ne va rien changer parce que ce sont les mêmes qui sont dans des universités et think tanks en Occident à écrire de beaux articles et qui n'ont jamais contribué à arrêter une seule épidémie, ils vont continuer à écrire. Il y a trop d'épidémiologistes de salon qui sont assis quelque part dans un bureau et qui font des projections et tout le monde est devenu expert en Global Health. C'est ça le problème. Est-ce qu'ils ont été réellement engagés dans une épidémie ? Ils n'ont jamais fait ça. Si on ne l'a jamais fait, on ne peut pas être expert en cette matière et dire ce qu'il faut faire.

Ba et Mbaye : La Covid-19 a révélé là aussi notre dépendance vaccinale. Quid du défi pharmaceutique ?

Fall : C'est un défi important pour la production de vaccins ou de médicaments, il faut que l'Afrique se positionne. Je vois que ça commence à bouger dans certains pays comme le Sénégal avec l'Institut Pasteur, le Rwanda, l'Afrique du Sud et d'autres pays. Il faut que le continent se positionne dans la production de vaccins sur les pathologies qui prédominent en Afrique, mais aussi pour d'autres risques au niveau mondial, telles que les pandémies. Il n'y a pas de raison aujourd'hui que les pays africains ne puissent pas produire des médicaments. Mais bien entendu, il est important qu'on ait le système de régulation et de contrôle de la qualité et tout ce qui va avec. Dans ce domaine, l'Afrique a son mot à dire et a un rôle important à jouer dans le futur.

Notes

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Bibliographie

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Fall, I. S. (2022). Décoloniser la santé mondiale. Global Africa, 2, pp. 123-130. https://doi.org/10.57832/tyta-ha67


MLA

Fall, Ibrahima Socé. « Décoloniser la santé mondiale ». Global Africa, no. 2, 2022, p. 123-130. https://doi.org/10.57832/tyta-ha67


DOI

https://doi.org/10.57832/tyta-ha67


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