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(Re)Découverte

Brève histoire de la biopolitique au Sénégal. La mise en ordre hygiéniste de la société

Adama Aly Pam

Docteur en histoire, Université Cheikh Anta Diop, Sénégal

Chef archiviste de l’Unesco, France

a.pam@unesco.org


numéro :

L’Afrique et le monde à l’heure virale

Africa and the World in Viral Time

Afrika na ulimwengu katika nyakati za virusi

افريقيا و العالم في عهد الفيروسات

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

16 décembre 2022

ISSN : 

3020-0458

02.2022

L’histoire de la médecine coloniale en Afrique est aussi celle de l’instauration d’un ordre politique et idéologique théorisé par les médecins coloniaux. Cette étude est une contribution à l’histoire de la traque des miasmes et des virus dans les lointaines contrées d’Afrique, considérée comme « le tombeau de l’homme blanc » et interroge les pratiques de la bio-politique et de la gouvernementalité associées à la mise en ordre des sociétés colonisées à travers les politiques de santé publique qui ont durablement laissé leur empreinte sur l’espace et les corps. La faiblesse de l’historiographie francophone autour des questions de l’histoire de la santé dans les possessions françaises d’Afrique a été pendant longtemps freinée par la justification de l’action médicale comme un bienfait justifiant l’entreprise coloniale et la mission civilisatrice de la France. S’interrogeant sur les interactions qui ont prévalu entre santé et colonisation, les auteurs anglophones font intervenir la nouvelle médecine en tant qu’acteur primordial de l’entreprise coloniale et estiment qu’on ne peut analyser l’une sans l’autre. Certains auteurs ayant abordé la question de la fièvre jaune expliquent son introduction en Afrique par le biais du commerce triangulaire des esclaves entre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique. Face à la réputation d’insalubrité des colonies, la pacification biologique – plus que la pacification politique – était le préalable de toute œuvre de conquête. C’est au début du XX° siècle qu’une nouvelle politique tournée vers la protection de la population « indigène 1 » est mise au point. La politique sanitaire se tourne alors vers la question démographique. Devant la difficulté de soumettre les indigènes à l’hygiénisme, d’une part, à cause des quarantaines, des vaccinations obligatoires et des cordons sanitaires et, d’autre part, parce que les indigènes étaient considérés comme des réservoirs de virus où toutes les maladies contagieuses prenaient leur source, l’administration s’est progressivement résolue à une politique de mise à l’écart de la population dans des quartiers interdits aux Européens et assimilés. La recherche médicale s’est servie du corps des indigènes comme cobaye et ces pratiques du passé amplement documentées par les archives médicales ne cessent de revenir dans les discours des groupes opposés aux politiques de vaccination actuelles.


Mots-clés

Politique sanitaire, hygiène, discrimination, médecine occidentale, surveillance, biopolitique, gestion des épidémies, médecine tropicale, colonisation, institut Pasteur, pastoriens


Plan de l'article

  • Introduction


  • Les rouages institutionnels et administratifs de la politique sanitaire

  • Des savants pour l’empire : du laboratoire de microbiologie aux instituts Pasteur

  • Création d’un enseignement médical spécialisé et la naissance d’une médecine de masse


  • De la médicalisation de la société coloniale

  • Surveiller et punir les classes dangereuses

  • Les Syriens, nouveaux boucs émissaires

  • Les règlements d’urbanisme et la santé publique dans les villes coloniales

  • Le corps des indigènes comme objet d’étude


  • Conclusion

Introduction


Comment la médecine occidentale se déploie-t-elle dans les pays d'Afrique sous administration coloniale française et comment celle-ci se retrouve-t-elle mêlée, dans le sillage des politiques impériales, à des enjeux politiques et idéologiques ? La présente étude se propose de revisiter l'histoire institutionnelle de l'implantation de la médecine coloniale française en Afrique de l'Ouest et au Sénégal, ses pratiques et le rôle des french doctors dans la naissance, le cheminement et la diffusion des savoirs de la médecine tropicale dans l'espace colonial français en Afrique. L'histoire de la politique sanitaire aux colonies est un indicateur de l'ordre social, tant par la manière dont les rapports sociaux se marquent dans les corps et dans l'espace, que par la façon dont les institutions politiques organisent la protection, la prévention et les soins. La problématique, l'histoire de la médecine coloniale est traversée par une multitude de regards et de perspectives opposés.

Certains travaux célèbrent l'action des médecins coloniaux (Sarraut, 1923; Lapeysonnie, 1988), d'autres proposent une lecture critique de la médecine coloniale en Afrique, de ses héritages et de ses réalisations (Curtin, 1961, 1968 ; Arnord, 1988,1993 ; Headricks, 1981 ; Pam, 2018). Il s'agira ici d'analyser sur la longue durée le rôle des médecins coloniaux, les stratégies déployées dans la médicalisation des sociétés ouest-africaines, la façon dont la traque contre les miasmes et les virus dans les colonies s'est construite et transformée dans la longue durée et de mettre en perspective la conquête des rives « empestées de l'Atlantique » face au vomito negro (fièvre jaune), terreur des coloniaux, objet du premier réseau de recherche intercolonial réunissant les savants français, anglais et la fondation Rockefeller.

Les rouages institutionnels et administratifs de la politique sanitaire


La politique sanitaire de la France au Sénégal s'est érigée au fil de la colonisation et des crises sanitaires en un système organisé dans une perspective de domination et d'exploitation coloniale. À partir de 1896, elle s'est appuyée sur un embryon de réseau hospitalier - qui s'est densifié par la suite -, d'un ensemble de structures administratives et d'une législation coercitive en vue de « médicaliser » la société coloniale et de faciliter la mise en valeur des nouveaux territoires conquis.

On retient de l'évolution des institutions sanitaires deux étapes distinctes, caractéristiques toutes deux d'une orientation politique différente. La première va de la conquête à la « pacification », pendant laquelle la politique de l'action sanitaire est exclusivement tournée vers la protection de l'élément militaire, sans lequel aucune conquête n'est possible. Puis, au fur et à mesure que se développait la colonie, elle fut élargie aux principaux centres administratifs et économiques des Quatre Communes[1], pour atteindre ensuite les centres secondaires des pays de protectorat. Jusque-là, seuls les Européens et les agents du service étaient pris en charge dans la politique sanitaire de la France aux colonies. La seconde orientation de la politique sanitaire a émergé au début du XXe siècle pour accompagner la mise en valeur des colonies. Sous la pression des populations européennes, fortement touchées par la fièvre jaune, les autorités développèrent des structures médicales dans les colonies.

Parallèlement, au lendemain de la Première Guerre mondiale, la principale tâche des Français était de reconstruire leur pays. Pour ce faire, les colonies ont pris une place essentielle dans le redressement économique et financier de la France. C'est ce qui a justifié la mise en place par Albert Sarraut, alors ministre des Colonies, d'un programme d'action basé à la fois sur la « valeur économique » et sur « la valeur humaine » du domaine colonial. Afin de développer une main-d'œuvre abondante, la démographie devient alors la base du travail des médecins, ce qui est résumé par la célèbre expression du gouverneur général Albert Sarraut : « faire du Noir » (Piessac [de], 1927).

Cette politique se déploie à travers une politique hygiéniste, la création de l'Assistance médicale indigène[2] (AMI) ou encore de la section des sages-femmes visiteuses de l'École de médecine. Toutefois, l'adoption des nouvelles mesures prophylactiques a entraîné des résistances car elles allaient à l'encontre de coutumes séculaires. L'instruction des filles fut conçue comme une solution pour l'adoption par les indigènes des nouvelles pratiques médicales.


© asnom.org, Usage de la DDT dans l’après-guerre contre les moustiques (traitement intra-domiciliaire, des plans d’eau et des lieux de vie).

Des savants pour l'empire : du laboratoire de microbiologie aux instituts Pasteur


Les découvertes de Pasteur ont représenté un tournant dans les stratégies de déploiement de la médecine pour les colonies. En 1881, Pasteur lui-même se rend à Bordeaux auprès des convalescents ayant fui la colonie du Sénégal, en proie à une épidémie de fièvre jaune, pour prélever leur sang et essayer d'identifier le germe responsable de la maladie. En 1896, Émile Marchoux, un disciple de Pasteur, fonda à Saint-Louis la première ébauche de l'institut Pasteur. Il y étudia, entre autres, l'origine hydrique de la fièvre typhoïde, le paludisme à Dakar et à Saint-Louis et fit connaître pour la première fois le cycle du parasite de la tierce maligne chez l'homme. En termes de soin, il réalisa par exemple des expériences de prévention par la quinine sur les militaires de la garnison de la ville.

Le laboratoire de microbiologie fut transféré à Dakar (capitale de l'Afrique occidentale française, AOF) en 1913 pour devenir le Laboratoire de bactériologie et de zootechnie. Le gouverneur William Ponty définit les missions de celui-ci comme étant la recherche et l'étude des maladies bactériennes et des maladies à protozoaires de l'homme, des animaux et des plantes ; l'étude de leur transmission par des insectes ; celle des moyens de s'en préserver et de les traiter (institut Pasteur Outre-Mer [IPOM], 1989).


© asnom.org, Dépistage par une équipe de prospection trypanosomiase (Cameroun), circa 1926.

L'institut Pasteur de Dakar est spécialisé en microbiologie humaine, celui de Kindia, en république de Guinée, en microbiologie vétérinaire. L'Afrique équatoriale française accueillit l'institut Pasteur de Brazzaville. Ces instituts réussirent à élucider les cycles épidémiologiques et les modalités de transmission des maladies, et à définir les méthodes préventives et de lutte (par exemple contre la maladie du sommeil et contre la fièvre jaune, dont le vaccin a été développé par les laboratoires de Tunis et de Dakar).

L'institut Pasteur de Dakar a dirigé, de 1925 à 1931, un stage pratique de formation en microbiologie et en hygiène destiné aux médecins indigènes et aux aides de laboratoire pour maîtriser les éléments nécessaires à certains diagnostics (IPD/Rap, 1936). Dans une stratégie plus globale de lutte contre les terribles fléaux épidémiques, des collaborations internationales furent mises en place comme la conférence interafricaine sur la fièvre jaune à Dakar ou des cours de médecine tropicale pour les médecins de la marine polonaise (IPOM/Dak, 13/102).

Création d'un enseignement médical spécialisé et la naissance d'une médecine de masse


Au début du XXe siècle, consciente de la faiblesse de l'organisation sanitaire dans les colonies françaises d'Afrique occidentale, l'Union coloniale française a lancé une souscription auprès des entreprises françaises impliquées dans l'activité économique coloniale en vue d'instituer à la Sorbonne un enseignement spécialisé sur les maladies coloniales. Le personnel médical des colonies était en effet considéré comme insuffisamment préparé aux maladies des pays tropicaux. Des entreprises et des banques s'engagèrent à subventionner ce projet pendant six ans (ANS, H 10 [AOF], 1900). Cette idée aboutit le 3 octobre 1905, sous le nom de « Pharo », à la création de l'École d'application des troupes coloniales spécialisée dans la médecine tropicale.


© asnom.org, Dépistage à Banfora (actuel Burkina Faso) par le SGAMS, Circa 1940.

Sur le terrain, l'arrêté du 8 février 1905, institua le service d'Assistance médicale indigène, chargé de fournir gratuitement aux populations indigènes des soins médicaux, des conseils d'hygiène et de répandre la vaccination. Toutefois, le personnel médical demeurait insuffisant et les colonies n'attiraient pas grand monde malgré les campagnes de recrutement des médecins en métropole. L'administration se résolut à créer un corps d'aides-médecins indigènes par arrêté du 7 janvier 1906 pour aider les médecins de l'AMI et aider à combattre l'influence des marabouts et des charlatans.

Les campagnes de conscription en 1914 révélèrent le déficit de personnel et l'ampleur des problèmes de santé. Le rôle de plus en plus prépondérant de l'économie coloniale dans celle de la métropole poussa l'administration à entrevoir la création d'une École de médecine à Dakar, qui vit le jour le 1er novembre 1918 pour former l'élite médicale indigène. Face aux difficultés de recrutement, une solution fut de recourir à des médecins contractuels étrangers, principalement des Russes qui ont immigré en AOF après la révolution bolchevique d'octobre 1917. En 1927, ils représentent plus de 38 % du personnel médical du Sénégal. Ce dispositif fut complété par la création d'un corps d'infirmières visiteuses et d'infirmiers sanitaires le 15 février 1926 pour rechercher les maladies sociales et dépister les maladies épidémiques. Dans les années qui suivirent, plusieurs services médicaux furent créés : le service de Prophylaxie de la trypanosomiase en 1931, le service d'Assistance psychiatrique en 1938, le service autonome de la Maladie du sommeil en 1939 et l'inspection médicale des Écoles en AOF et au Togo en 1942. L'École de médecine de Dakar prit en 1944 la dénomination d'École de médecine et de pharmacie de Dakar. Le décret du 27 juillet 1949 organisa les services de santé en AOF en deux grandes divisions :
le service général d'Hygiène et de Prophylaxie pour lutter contre les grandes endémies ; et des services fixes comportant un réseau de formations sanitaires à l'échelle fédérale et d'organismes territoriaux. Le service général d'Hygiène mobile et de Prophylaxie (SGHMP) a été institué en AOF par l'arrêté 214 du 22 janvier 1945 pour lutter contre les grandes maladies sociales à travers plusieurs missions de recherche, dépistages massifs, traitement de masse, prophylaxie, et formation du personnel spécialisé. Le SGHMP disposait d'une direction à Bobo-Dioulasso, en Haute-Volta, et de cinq sections dont chacune était spécialisée dans l'étude d'une endémie : trypanosomiase, lèpre, paludisme, filariose et maladies oculaires. À côté de ces organes d'études, le SGHMP disposait d'organes d'exécution avec des équipes mobiles. En 1951, l'École des infirmiers d'État était créée pour appuyer les efforts de la nouvelle politique sanitaire.

Après la Seconde Guerre mondiale, l'évolution politique internationale agit favorablement sur l'organisation sanitaire des colonies et pays sous mandat par l'entremise de l'Organisation mondiale de la santé et par la création d'instituts de recherche comme l'Orana (Organisation pour la recherche sur l'alimentation et la nutrition en Afrique). Les indépendances des territoires constitutifs de la défunte AOF eurent pour conséquence le départ des médecins européens et le démantèlement des structures fédérales de prise de charge des programmes de santé publique.

De la médicalisation de la société coloniale


Le duel singulier entre la société coloniale et la fièvre jaune est riche d'enseignements. La principale difficulté de la médecine coloniale a été de faire admettre les normes de la nouvelle médecine. Cette difficulté est à mettre en relation avec les représentations culturelles des faits de santé. Dans la société indigène, deux mondes se côtoient : d'un côté, le monde visible et palpable : les hommes, les animaux, la végétation, les reliefs, les cours d'eau et les astres ; de l'autre côté, le monde de l'invisible, c'est-à-dire des êtres surnaturels, les anciens et les revenants, les génies et les doubles des vivants qui, véritables maîtres du jeu, participent à la vie des hommes et sont très souvent accusés de provoquer des maladies. La maladie est vécue comme la manifestation d'une rupture avec les dieux ou les ancêtres et la guérison n'est possible que par la réparation de la faute commise. Dans les sociétés islamisées, la maladie est considérée comme un effet de la volonté de Dieu et le fidèle vit la souffrance comme une épreuve. Il est alors logique qu'il recherche la protection et la guérison auprès de Dieu. Les feuillets de Coran sont utilisés en macération ou en talisman pour soigner le malade. Ces différentes pratiques en concurrence avec la médecine coloniale n'ont pas manqué de faire surgir des oppositions parfois violentes.

En raison du taux très élevé de mortalité dans les structures sanitaires, particulièrement des suites de la fièvre jaune ou du fait d'accidents liés au début de la vaccination antiamarile, les médecins coloniaux ont parfois été soupçonnés d'euthanasie par les indigènes. C'est aussi pourquoi ceux-ci ont élaboré toute une panoplie de stratégies pour échapper aux mesures sanitaires.

Surveiller et punir les classes dangereuses


On a très tôt observé que la fièvre jaune frappait plus les Blancs que les indigènes ; au XIXe siècle, toute la littérature médicale le répète à satiété. Ce fait a confirmé tout le siècle dans la vision inégalitaire des races. La fièvre jaune a été un argument de ce qui a été appelé le « racisme scientifique » du XIXe siècle. Cette croyance selon laquelle les Noirs étaient immunisés contre la maladie a conditionné les pratiques médicales et administratives et fit des Noirs les véritables acteurs de l'administration coloniale pendant les crises épidémiques liées à cette maladie. Cette conception changea radicalement en 1927, suite à la reconnaissance d'un nouveau paradigme faisant des indigènes des porteurs discrets de la maladie et de dangereux diffuseurs, dont la surveillance devint une priorité de l'administration sanitaire.

Devant la difficulté à juguler la fièvre jaune et face à la résistance obstinée des indigènes, la cassure entre les différents groupes sociaux se matérialisa par un ensemble de théories et pratiques qui conduisirent à la naissance de la notion de « classes dangereuses » ou jugées comme telles. Les indigènes, les Syriens et les Portugais dans une moindre mesure ont été soumis à une surveillance stricte. Parmi les dispositifs de surveillance figuraient les Services d'Hygiène, les structures médicales à travers les statistiques hospitalières, la police et un dispositif législatif et réglementaire rigoureux.

L'état sanitaire des indigènes fut surveillé d'abord dans les dispensaires créés dans tous les centres d'une certaine importance et où les malades prirent de plus en plus l'habitude de se présenter ; ensuite à domicile, où la surveillance a été exercée par les infirmières visiteuses et les infirmiers sanitaires.

À Dakar, la polyclinique Roume, installée en août 1933, fut conçue dans cet esprit. Véritable sentinelle de l'état sanitaire des indigènes, cette dernière institua, en plus de l'obligation de faire enregistrer les décès auprès des mairies, un dispositif de surveillance de la santé de ses patients. Située en pleine zone indigène, la polyclinique est le principal centre d'assistance médicale gratuite pour les indigènes de la circonscription de Dakar en même temps qu'un excellent poste d'observation de l'état sanitaire. Elle constitue également un remarquable centre d'enseignement clinique pour les élèves de l'École de médecine. L'Institut d'hygiène sociale a donné 286 989 consultations en 1933 contre 128 754 en 1932, 144 163 en 1931 et 89 663 en 1930. Le nombre a donc plus que triplé en quatre ans. Ce qui permet par ailleurs d'interpréter ces chiffres comme un degré d'acceptation du système thérapeutique colonial. En dehors des soins des maladies vénériennes, surtout la syphilis pour laquelle les statistiques de l'établissement signalent plus de 31 000 injections thérapeutiques sur 1 861 syphilitiques, soit une proportion d'ensemble de 16,5 injections par malade, on peut signaler aussi la création d'un service du perçage des oreilles. Cette pratique, bien accueillie par la population indigène, surtout à l'époque des fêtes se développe de plus en plus. Le service vise à la disparition du tétanos, répandu par cette coutume. Pour inciter les femmes enceintes à recourir au service de la structure, des subventions sont accordées à celles qui y accouchent.

Les Syriens, nouveaux boucs émissaires


Il était admis par le corps médical et répété dans plusieurs rapports que les Syriens constituaient des agents actifs de diffusion de la fièvre jaune. Leur surveillance, dès lors, constitue un préalable dans la protection de la santé publique. Cette politique fut matérialisée par la décision du gouverneur général de délivrer une carte d'identité aux colporteurs syriens, les obligeant à se présenter au commissariat de police ou chez l'administrateur de leur résidence. Cette mesure d'identification fut doublée par le contrôle sévère des déplacements des Syriens, qui devaient aviser le service de la police ou l'administrateur de leur date de départ et de leur destination. Leur carte d'identité était annotée en conséquence. Dès que cette mesure fut édictée, les services administratifs procédèrent à une sorte de recensement des Syriens sur l'étendue de la colonie et rendirent compte des mesures prises. C'est ainsi que l'administrateur adjoint de Tivaouane adressa le 25 juin 1900 au gouverneur général la correspondance suivante :
« En réponse à votre télégramme no S 257 du 24 juin au sujet des colporteurs syriens, j'ai l'honneur de vous adresser la liste de ceux qui se trouvent encore à Tivaouane. Je leur ai donné l'ordre de se présenter tous les matins au bureau du commissaire de police qui devra constater leur état sanitaire et me rendra compte ».
Cependant, le commissaire constata que les Syriens avaient l'habitude de changer très souvent de nom et de résidence et que l'obligation d'être munis et de faire viser leur carte était pour eux une grande gêne. De ce fait, il annonça tenir très rigoureusement à ce qu'ils soient tous en règle pour suivre leurs déplacements en dehors des villes.

Il ressort de l'analyse des dispositions prises à l'encontre des Syriens un constat qui ne transparaît pas à la lecture des informations fournies par les services de santé et de police de la colonie. Il s'agit des raisons d'ordre économique. À la suite de la Première Guerre mondiale, la Société des nations (SDN) plaça la Syrie et le Liban sous le régime du protectorat français et les citoyens de ces pays se virent accorder le statut de « protégés » français, leur ouvrant ainsi les portes des colonies françaises. Le mode d'organisation et leur rapide intégration dans le réseau du commerce de la traite, jusque-là sous le contrôle des maisons de commerce et des entrepreneurs français dans les colonies, firent d'eux de redoutables concurrents. La crise économique du secteur des oléagineux, qui représentaient 90 % des exportations du Sénégal et 60 % de celles de l'AOF, fut renforcée par la spéculation internationale et la cavalerie des trusts étrangers tels qu'Unilever. Cette situation renforça le sentiment d'abandon des coloniaux, ainsi qu'une stigmatisation de l'immigration et du statut des Libano-Syriens véhiculée par les chambres de commerce, l'Union coloniale et des politiciens locaux tels que Galandou Diouf.

La faillite successive des maisons de commerce tenues par des Français a été expliquée par la différence de statut liée à la race. Les Libano-Syriens, vivant dans des conditions de vie à peu près similaires à celles des indigènes, furent de très sérieux concurrents. En effet, la démonstration faite par J. Paillard (1935), à défaut d'être objective, explique en partie les raisons de la scission entre les deux communautés : un Français doit périodiquement rentrer en France pour soigner sa santé ébranlée par des séjours en pays torrides ; il doit loger dans des maisons bien construites, donc coûteuses ; il a une nombreuse domesticité indigène qui le délivre des travaux pénibles que ni son rang, ni le climat ne lui permettraient au surplus de faire ; il doit généralement envoyer ses enfants en France pour y recevoir l'instruction dont ils ne pourraient bénéficier sur place ; il est tenu à certaines exigences de vestiaire, de classe dans les trains ou sur les bateaux. En un mot, il lui faut beaucoup d'argent pour vivre. Or, la crise ruinait au lieu d'enrichir. Cependant, en face, le Syrien vivait de peu, couchait dans des cases ou des paillotes, supportait sans mal le climat, envoyait ses enfants à l'école indigène, voyageait en fourgon, en camion ou en cale. La crise était sans prise sur lui. Les immeubles et les affaires des Blancs chassés par la misère passèrent aux mains des Levantins.

Les statistiques produites avaient pour objectif de démontrer un envahissement de la colonie par les Libano-Syriens, ce qui aggravait le chômage et le sentiment d'une politique de main basse sur la colonie du Sénégal par des « métèques ». Un recensement détaillé de leur présence à Dakar a été établi, indiquant les rues et maisons qu'ils occupaient (Paillard, 1935).

Et Paillard de poursuivre :
« Il était indispensable qu'une telle statistique soit dressée. Les Français qui veulent s'expatrier et qui ne peuvent y parvenir trouveront là l'explication de leurs déboires. Dix fois plus d'étrangers et de Libano-Syriens que d'indigènes. Cinq fois plus de Libano-Syriens que de Français. Mais comme pratiquement il y a environ trois hommes (frères, beaux-frères, cousins, amis etc.) pour chaque boutique de Syrien, pratiquement il y a à Dakar, comme commerçants, trente fois plus d'étrangers et de Levantins que d'indigènes. Quinze fois plus d'étrangers et de Levantins que de Français ».
La conclusion de la stigmatisation des Libano-Syriens a moins porté sur les chiffres produits que sur les recommandations faites par les chambres de commerce. En effet, celles-ci ont proposé les solutions suivantes :
- que tout le monde - étrangers, ressortissants, indigènes ou Français - soit astreint à avoir une comptabilité en règle ; - que le commerce ne soit permis qu'aux heures ouvrables. Autrement dit, qu'il soit interdit la nuit et les jours de fête pendant lesquels les services de répression des fraudes ne peuvent pas exercer de contrôle ; - que les étrangers, protégés ou ressortissants de race blanche soient astreints aux mêmes règles d'hygiène dans les pays tropicaux que les Français. Ce qui obligerait les Libano-Syriens à vivre dans des conditions commerciales - ou de prix de revient - analogue aux Français. Que les faillis et condamnés de toutes sortes soient automatiquement et implacablement expulsés.

L'ensemble de ce dispositif tourné vers l'exclusion d'une classe sociale est très intéressant car il met en lumière la façon dont des dispositifs d'ordre hygiéniste s'insèrent dans le terrain complexe de l'économie d'une manière générale. En réalité, il était admis depuis l'épidémie de fièvre jaune en 1900, que les moustiques responsables de la maladie agissent la nuit tombée ; la communauté européenne redoutant cette épidémie plus que tout autre, se voyait ainsi réduite à laisser le terrain au commerce clandestin des Libano-Syriens, se livrant à la fraude en multipliant les points de traite de l'arachide par l'usage des camions. Il s'agissait ainsi, dans l'esprit des chambres de commerce, de faire appliquer aux Libano-Syriens les règles coercitives d'hygiène applicables aux Européens afin de réduire l'activité économique de ces derniers et donc leur compétitivité.

Les règlements d'urbanisme et la santé publique dans les villes coloniales


Devant la difficulté de soumettre les indigènes et face à la conviction que ces derniers constituaient le réservoir de virus où toutes les maladies contagieuses prenaient leur source, l'administration s'est progressivement résolue à une politique de mise à l'écart de la population dans des quartiers interdits aux Européens et assimilés (Marocains et Syriens). Exigée par le corps médical, cette pratique ne fut pas aisée pour des raisons économiques, politiques et juridiques. Toutefois, par des règlements d'urbanisme et des mesures d'expropriation, les indigènes furent progressivement isolés dans des quartiers éloignés de ceux réservés aux Européens.

La mise en application des mesures de lutte contre les épidémies, particulièrement celles contre la fièvre jaune, a laissé des traces dans le paysage urbain des villes coloniales, autant dans l'architecture que dans la topographie. Ainsi, la présence d'espèces végétales particulières, jugées fébrifuges (les caïlcédrats), délimitait les centres urbains des villes coloniales.

Si, en Côte d'Ivoire, la fièvre jaune conduisit à l'abandon de la capitale Bassam pour Bingerville, jugée plus salubre (Wondji, 1972), au Sénégal, elle conduisit à la ségrégation résidentielle des indigènes dans presque toutes les villes coloniales. La fièvre jaune fut à l'origine de la création du quartier Randoulène de Thiès, la peste de 1914 à celle de la Médina comme village de ségrégation à Dakar.

Il ressort de cet épisode épidémique une défaillance au sein du système de gestion des épidémies. En effet, les maires des communes évitèrent de prendre des mesures impopulaires et rejetèrent sur le gouverneur général de l'AOF la responsabilité des décisions relatives à l'hygiène publique.

Tirant les leçons de la crise de 1914, l'administration centrale décida une réforme administrative séparant Dakar de la colonie du Sénégal en 1924. Cette réforme eut le double avantage de mettre le chef-lieu de la fédération à l'abri des épidémies et de protéger l'économie de l'AOF des mesures de quarantaine qui furent sans cesse prises à la suite des multiples épidémies. En effet, en protégeant Dakar, on préserva l'unique port militaire de la côte atlantique à partir duquel toutes les transactions commerciales s'effectuaient avec le reste du monde, ainsi que le nouvel aéroport. Pour répondre aux normes des organisations internationales relatives à la fièvre jaune, un certain nombre de critères devaient être remplis par la colonie, en particulier un index stégomyen inférieur à 1 %. C'est dans le cadre de cette réforme qu'un service spécial de lutte contre la fièvre jaune a été créé pour la circonscription de Dakar et ses dépendances. À partir de 1927, on recueillit les fruits de cette politique. La fièvre jaune a disparu des statistiques médicales de la capitale. La maladie cessa de se manifester dans les centres urbains pour réapparaître dans les campagnes, sans toutefois mettre en péril la capitale qui était protégée par la vaccination.

La lutte contre la fièvre jaune a laissé sa marque dans le paysage urbain du Sénégal par la présence de bâtisses aux baies grillagées, mais également par la création d'espaces résidentiels réservés.

Le corps des indigènes comme objet d'étude



© asnom.org, Ponction lombaire recherche du trypanosoma brucei par les équipes du Docteur Jamot, circa 1926.

Pour assurer une lutte efficace contre les endémies africaines, les médecins lancèrent de grandes campagnes de traçage des vecteurs et de stérilisation des réservoirs de virus. Le corps des indigènes fut parfois le terrain d'expérimentation de vaccins et de médicaments. Les campagnes de lutte contre la fièvre jaune et la maladie du sommeil illustrent bien le cas.

Pour ce qui est de la fièvre jaune, la première campagne de masse a consisté à établir une cartographie de la sérologie des populations en vue de déterminer la répartition géographique de la fièvre jaune en Afrique de l'Ouest. L'expérience consistait à prélever du sang à un certain nombre d'indigènes et, le sérum obtenu était injecté à des Macacus qui recevaient en même temps du virus amaril de singe. Si les singes survivaient, on pouvait en conclure que le sérum avait un pouvoir protecteur et que les individus qui l'avaient fourni avaient été antérieurement atteints par la fièvre jaune. Si de jeunes enfants n'ayant jamais quitté la région avaient un sérum protecteur, on en tirait la conclusion que la région était un foyer d'endémicité amarile. Si seuls les adultes fournissaient un sérum protecteur, on pouvait affirmer qu'il y avait eu antérieurement une épidémie amarile, mais que la fièvre jaune n'y était pas implantée.

Les résultats de cette campagne ont définitivement mis fin à l'idée que les indigènes étaient réfractaires à la fièvre jaune. Ils furent ainsi considérés comme de dangereux réservoirs de virus qu'il fallait surveiller et stériliser par le biais de la vaccination.

La lutte contre la fièvre jaune prit au Sénégal diverses formes en fonction de l'évolution des idées médicales relatives à la maladie. Après plusieurs tentatives infructueuses d'éradication de la maladie, la solution retenue fut celle de la vaccination. Les recherches entreprises en vue de mettre au point le vaccin de la fièvre jaune furent longues et ponctuées d'erreurs et de controverses scientifiques avant que le vaccin ne soit finalement mis au point à l'institut Pasteur de Dakar. Toutefois, la mise en pratique de la vaccination fut encore plus difficile du fait des accidents post-vaccinaux et de la méfiance des populations indigènes et des Européens vis-à-vis du vaccin. Entre 1939 et 1952, il a été pratiqué 38 667 549 vaccinations simples ou mixtes pour un peu moins de 17 500 000 habitants (ANS, 1H170, 1953).

Au cours des années 1937-1942, les statistiques ont dénombré « 62 morts par ictère grave et 30 000 jaunisses prolongées » (archives de l'institut Pasteur de Dakar, IPD [dir.], 1944).

Dans le cadre de la lutte contre la maladie du sommeil, Guillaume Lachenal (2014) a mis en lumière les mécanismes politiques et sociologiques de construction de la crise sanitaire comme événement et nous donne à voir comment l'administration coloniale a massivement administré de la Pentamidine à plus de 13 millions d'individus comme système de prévention et de traitement de la pathologie. L'utilisation de ce médicament, commencée dans les années 1940, se poursuit jusque dans les années 1970 avant que l'on reconnaisse son inefficacité et sa dangerosité.

Conclusion


La recherche historique sur la médecine et la santé en Afrique occidentale apporte un regard neuf sur les perceptions de notre passé sanitaire. L'analyse du discours des élites a mis au jour nos connaissances sur les idéologies coloniales et sur la perception culturelle de la maladie par différents groupes sociaux. Concurremment à l'étude des services de santé, la nature des rapports qu'entretenaient les différents acteurs et l'enjeu que représentait pour eux l'application des règlements sanitaires ont été explorés. Cet examen met en lumière une remarquable diversité d'opinions entre les groupes et même en leur sein, notamment parmi les élites médicales. Il explore les traces laissées par les politiques de santé sur les corps et dans l'espace - à travers les dispositifs de surveillance, de répression et de mise à l'écart des malades et des groupes à risque - tout en laissant entrevoir, derrière les décisions médicales, les mécanismes idéologiques, économiques et sociologiques en œuvre.

Notes

  1. Gorée, Rufisque, Saint-Louis et Dakar.

  2. Le terme « indigène » dans le texte est l’expression utilisée dans la littérature coloniale. Il désigne les Africains. Il est conforme à la vision racialiste de l’époque.

Bibliographie

Ouvrages et articles


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Archives nationales du Sénégal (ANS)


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Pour citer l'article :

APA

Pam, Adama Aly. (2022). Brève histoire de la biopolitique au Sénégal. La mise en ordre hygiéniste de la société. Global Africa, 2, pp. 101-111. https://doi.org/10.57832/nskg-rr03


MLA

Pam, Adama Aly. « Brève histoire de la biopolitique au Sénégal. La mise en ordre hygiéniste de la société ». Global Africa, no. 2, 2022, p. 101-111. doi.org/10.57832/nskg-rr03


DOI

https://doi.org/10.57832/nskg-rr03


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