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Introduction

L'Afrique et le monde à l'heure virale : donner vie au virus et faire vivre la viralité

Frédéric Le Marcis

Professeur d’anthropologie sociale

Département des sciences sociales de l’Ecole normale supérieure de Lyon

Chercheur invité à l'IRD (France), UMI 233 TransVIHMI 

frederic.lemarcis@ens-lyon.fr


Noémi Tousignant

Anthropologue et historienne des sciences et de la santé publique

Maître de conférences en études scientifiques et technologiques

DEST, Faculté des mathématiques et des sciences physiques, London’s Global University, UK

n.tousignant@ucl.ac.uk


Josiane Carine Tantchou

Anthropologue

Chargée de recherche au CNRS

Unité mixte de recherche Les Afriques dans le Monde (LAM)

josiane-carine.tantchou@cnrs.fr


numéro :

L’Afrique et le monde à l’heure virale

Africa and the World in Viral Time

Afrika na ulimwengu katika nyakati za virusi

افريقيا و العالم في عهد الفيروسات

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

16 décembre 2022

ISSN : 

3020-0458

02.2022

À la fin de l’année 2019, le nouveau coronavirus (Sars- Cov-2) s’est rapidement propagé, mettant en exergue la densité planétaire des réseaux de mobilité humaine et informationnelle. Il s’est « associé » (Latour, 2020) de manière très différente, selon les pays, quartiers ou foyers, à des dispositifs de détection, de prise en charge et de contrôle, mais aussi à des marchés du travail et de denrées « essentiels », ou à des relations, formelles ou familiales, d’échange, d’obligation et de care. Le virus est, d’un point de vue biologique, une entité liminaire et relationnelle, viable, mais non vivante hors des cellules d’un autre organisme.


Mots-clés

Sciences sociales, virus, covid-19


Plan de l'article

  • L’Afrique, « terre de virus »


  • Questionner l’anthropocène


  • Circulations


  • Virus, géopolitique, production des savoirs


  • Désenclaver l’Afrique


  • Références bibliographiques

À la fin de l’année 2019, le nouveau coronavirus (Sars- Cov-2) s’est rapidement propagé, mettant en exergue la densité planétaire des réseaux de mobilité humaine et informationnelle. Il s’est « associé » (Latour, 2020) de manière très différente, selon les pays, quartiers ou foyers, à des dispositifs de détection, de prise en charge et de contrôle, mais aussi à des marchés du travail et de denrées « essentiels », ou à des relations, formelles ou familiales, d’échange, d’obligation et de care. Le virus est, d’un point de vue biologique, une entité liminaire et relationnelle, viable, mais non vivante hors des cellules d’un autre organisme.
Il « prend vie » non par l’attaque virale, mais lorsque son hôte entre en relation avec lui (Napier, 2012 ; Brives, 2020), ce qui conduit à la question de savoir comment on fait vivre le virus et la viralité. La question du virus appelle une réflexion multidimensionnelle et selon plusieurs échelles. Elle est à la fois biosociale et écosociale. Biosociale, elle évoque les relations spatiales et sociales de la transmission virale et celles qui donnent « virulence » à l’infection (Lowe, 2017). Écosociale, elle invite à penser également les relations entre espèces et habitats qui pourraient faire « émerger » de nouveaux virus, elles-mêmes indissociables des économies extractives globales. La question du virus appelle aussi une réflexion épistémologique – par quels modes de savoirs et de détection fait-on entrer le virus dans les relations sociales et politiques – reconfigurant ainsi des modalités antérieures d’incorporation et de gestion de la maladie, et une réflexion socioculturelle – la viralité que l’on fait vivre par les récits sur les agents pathogènes et les éclosions épidémiques (Wald, 2008 ; Quammen, 2015), ainsi que par les métaphores (les virus informatiques, mais aussi les migrants et les étrangers comme vecteurs viraux).
Le continent africain a ainsi longtemps été pensé comme terrain de latence et d’émergence virale (Auray & Keck, 2015). L’expérience planétaire de la pandémie de Covid-19 nous invite à repenser l’Afrique dans le monde, et le monde à partir de l’Afrique. Longtemps pensée comme une menace virale – origine du VIH et des virus hémorragiques – occupant une place dominante dans l’imaginaire bio- sécuritaire néolibéral (Cooper, 2008 ; Wald, 2008), mais aussi origine de virus futurs toujours inconnus (Lachenal, 2015) et bien avant, dans l’imaginaire colonial de la vulnérabilité « blanche » (Anderson, 1996) et de la dépopulation du continent (Dozon, 1985), la viralité de l’Afrique peut-elle être réfléchie autrement ? La cartographie dessinée actuellement par un accès inégal aux vaccins (et son corollaire de restriction de déplacements) fait également écho aux tentatives d’empêcher l’immigration clandestine, ce qui permet de questionner la nouveauté de ce phénomène de contrôle des populations...
En renversant l’approche du virus, non pas comme menace autonome, mais comme objet dont on doit « négocier » la vie et la pathogénicité, ce numéro invite à penser la viralité à partir de l’Afrique globale. L’approche est pluridisciplinaire. Il s’agit d’appréhender le virus non seulement comme réalité biologique, mais aussi comme objet d’informations qui circulent à son sujet ou comme lieu d’enjeux qui cristallisent la relation de l’Afrique au monde du point de vue de la construction du risque, des mobilités, de la gestion des ressources naturelles, de la production des savoirs ou encore des inégalités des conditions de vie et des politiques de prévention et de soins. Dans ce numéro spécial, à partir de l’Afrique et de l’objet virus, nous souhaitons penser notre rapport au vivant et au(x) monde(s) et les enjeux qu’il implique à partir des grandes thématiques esquissées ci-dessous.

L'Afrique, « terre de virus »

Viralité et Afrique sont deux notions consubstantielles dans l’imaginaire occidental. Dès les premières interactions avec les explorateurs et administrateurs coloniaux, l’Afrique apparaît comme le pays des fièvres (qu’elles soient virales ou pas) et donc comme le tombeau de l’homme blanc (Dozon, 1995). Les Africains vecteurs de fièvre jaune (Pam, 2018), mais aussi de maladies non virales comme le paludisme, la trypanosomiase humaine africaine et la peste étaient représentés comme « réservoirs à virus » justifiant la ségrégation raciale des villes (M’Bokolo, 1982) ainsi que des campagnes militarisées de dépistage, traitement, prophylaxie et déplacement des populations (Lachenal, 2015).
On a expérimenté, sur des corps africains, de nouveaux vaccins viraux dont celui contre la fièvre jaune – développé au Sénégal et au Nigéria (Velmet, 2020) – et l’hépatite B (Moulin, et al., 2018), ainsi que les premières campagnes de masse de vaccination antivariolique et contre la rougeole (Reinhardt, 2015). Alors que l’expérimentation vaccinale continue (Moulin, 1996 ; Couderc, 2011 ; Thiongane, 2013), le continent est aussi accusé de « résister » à l’éradication de la polio (Yahya, 2007). La connaissance de l’épidémie du VIH y fait des progrès importants, tant du point de vue biologique que socio-historique (Fassin, 2006 ; Nguyen, 2010 ; Pépin, 2011) ; le VIH2 est décrit pour la première fois à Dakar par une équipe dirigée par le Pr Mboup grâce à une cohorte de travailleuses du sexe constituée dans l’héritage législatif colonial (Gilbert, 2013).
On doit cependant reconnaître que les sciences sociales et biomédicales « découvrent » le plus souvent des réalités que les populations connaissent depuis longtemps : inégalité de l’exposition au risque, accès aux ressources – faute de vaccination ou de traitement, la rougeole et le paludisme tuent en Afrique plus qu’ailleurs – ou expérience de la négociation ordinaire avec les virus et autres pathogènes (Hayden, 2008 ; Richards, 2016). Il importe ainsi de faire émerger des théories du Sud (Comaroff & Comaroff, 2012) et de décloisonner une pensée par trop « virale » – parce que sous-tendue par des enjeux de sécurité sanitaire imposés de manière hégémonique par le Nord – pour penser la santé de manière holiste (Livingstone, 2005, 2013) ou encore interroger le virus comme révélateur de relations complexes et dynamiques entre corps, espèces, savoirs et soins, en sorte de penser des « biologies locales » (Lock, 2017) dans des contextes sociohistoriques précis.
Les textes offerts à la lecture posent tous en filigrane la question de l’agenda de la santé globale – souvent conçue ailleurs, mais lourde de conséquences pour ce qui se sait et se fait sur le continent – mais aussi de sa remise en question et de ses subtiles ou radicales transformations par des acteurs africains. « Observés » ethnographiquement ou se prononçant lors d’entretiens, experts, soignants et malades posent la question de ce qui compte vraiment sur et pour le continent (Kleinman, 2006), et la manière dont la recherche et l’action en santé peuvent être véritablement africaines dans l’arène de la santé globale. L’injonction à vacciner « la planète » contre un virus pandémique, Sars-Cov-2, a mis en relief la position de l’Afrique et des Africains vis-à-vis de la distribution inégale des bien médicaux et des capacités à les produire.
Mais les rapports de pouvoir à l’échelle globale sont également révélés par les contraintes ayant entouré l’approvisionnement de l’Afrique en vaccins, notamment ceux devant être utilisés d’urgence – pour des raisons matérielles ou politiques – comme nous le rappelle Abdoulaye Touré, sans véritable débat ou décision sur les conditions, fondements et objectifs de cette vaccination, ou encore sa place parmi d’autres priorités de santé telles que le maintien des activités de routine du Programme élargi de vaccination (PEV), les décès maternels, « l’épidémie » silencieuse de maladies non transmissibles (comme le diabète, les maladies cardio-vasculaires).
Les revendications et rejets « populaires » du vaccin contre la Covid – objet d’« anxiétés vaccinales » – sont aussi, en Afrique, ancrés dans des dynamiques de pouvoir à multiples échelles, parmi lesquelles les relations à l’État et entre les États, qui conditionnent leur distribution (Leach et al., 2022). Une question se pose sur la gestion du temps long, puisque des programmes de suivi des mutations génétiques du Sars-Cov-2 sur le continent africain sont mis en place alors que l’accès aux vaccins – pourtant produits à partir de cette surveillance – n’y est pas encore garanti.

Questionner l'anthropocène

À partir du Wuhan, la Covid-19 s’est imposée à l’échelle planétaire. Les pays du Nord ont découvert qu’ils étaient vulnérables aux virus et qu’il fallait sérieusement anticiper les menaces à venir. Sur la base d’extrapolation à partir de 380 nouveaux virus identifiés chez les chauves-souris, le programme Predict (Reducing Pandemic Risk, Promoting Global Health) a estimé entre 360 000 et 460 000 le nombre de nouvelles espèces de virus biologiques à découvrir. La pression sur les écosystèmes pour diverses activités intensives d’extraction ou de production interfère avec les cycles naturels de micro- organismes, enzootiques ou sylvatiques, qui, pour certains, n’ont que peu, voire jamais, été exposés aux humains. En bouleversant les écosystèmes, en particulier forestiers, les communautés humaines courent le risque d’un contact avec les pathogènes des espèces animales qui y vivent. Selon Jean- François Guégan, la destruction à grande échelle des forêts à travers le monde, notamment en Afrique, entraîne une cohabitation accrue entre les animaux sauvages, les animaux d’élevage et l’être humain ; ou, pour le dire autrement, les « humains se sont rapprochés des microbes » et des virus engendrant un éveil de cycles microbiens naturels peu ou jamais exposés aux humains (Guégan et al., 2018 ; Guégan, 2020). Ainsi, les forêts tropicales et équatoriales, bouleversées par l’activité humaine, constituent de futures bombes biologiques invitant à s’inscrire aujourd’hui dans une approche One health.
Mais le virus ne relève plus du vivant uniquement et ne porte plus seulement atteinte à l’intégrité des corps, il attaque les dispositifs techniques et technologiques, s’immisce dans les modes de traitement, transmission et sauvegarde des informations, y compris les données personnelles... Vivant ou non vivant, surgissant de manière souvent inattendue, il s’impose et doit être pris en compte.
Le néologisme « anthropocène » s’est imposé pour signifier la capacité de l’humanité, par ses activités, à supplanter les facteurs naturels et modifier la trajectoire de l’écosystème. Comme le souligne Michel Magny, si l’impact de l’activité humaine sur les milieux naturels atteint effectivement une ampleur sans précédent, qui fait aujourd’hui la singularité de l’époque anthropocène, ses racines nous interrogent sur notre espèce et ses relations avec les autres vivants, dont les virus (Magny, 2021). Tout en reconnaissant l’impact de l’anthropocène, on pourrait adopter une approche plus critique. Faut-il ainsi accepter le discours de la pression humaine alors qu’en République de Guinée, les travaux de James Fairhead et Melissa Leach (1995a, 1995b) montrent que, depuis les années 2000, la population peuplant la forêt a diminué (notamment en raison de l’insécurité liée aux incursions rebelles venues de Sierra Leone) ? Que Jacques Pépin (2011) a bien montré, en prenant l’exemple du VIH, que la circulation du virus était moins liée à l’exploitation de la forêt en tant que telle qu’aux politiques coloniales urbaines (ségrégation) et sanitaires ? Et qu’enfin les récentes épidémies d’Ébola (République démocratique du Congo et Guinée) ne sont pas zoonotiques, mais d’origine humaine (Keita et al.,) ?
La notion de « capitalocène » proposée par Jason Moore permet d’aller plus loin encore en soulignant l’importance des logiques extractivistes, des rapports inégaux et de l’accumulation – à la fois capitaliste et colonisatrice – qui caractérise, en même temps, la relation à l’environnement « naturel » et entre les humains (Moore, 2017, 2018). Selon cette conception, l’écologie est toujours économique et politique.
Outre les réflexions philosophiques sur les multiples fronts que dessine l’anthropocène – réchauffement du climat, réduction de la biodiversité, pollution généralisée de l’environnement, emprise extensive des humains sur les écosystèmes et, pression démographique – en termes de menace virale et son anticipation sur le continent africain, ce numéro spécial a voulu accueillir des articles documentant, à travers des études de cas, la biographie et la trajectoire – et leurs représentations – de zoonoses ou de virus spécifiques, d’animaux, vers les humains, de la forêt vers la ville..

Circulations

En effet, outre la déforestation, qui engendre des circulations de micro-organismes entre espèces, l’accroissement de la population urbaine et de la taille des villes dans les régions intertropicales expose à des dangers microbiologiques nouveaux, plus importants et plus fréquents. Ces villes abritent également les populations démunies les plus vulnérables à la menace virale (Guégan, 2020). Selon l’Organisation des Nations unies (ONU), 2,5 milliards de personnes supplémentaires vivront dans les zones urbaines d’ici 2050. Or, au Nord, plusieurs travaux établissent un lien entre les risques sanitaires, le bien-être, la santé mentale et l’aménagement des villes. L’urbanisation anarchique et non contrôlée des villes africaines provoque des problèmes d’insécurité et de violence, d’inégalités (environnementales ou sanitaires), d’assainissement et de pollution atmosphérique, et joue un rôle dans l’incidence des maladies transmissibles et non transmissibles (Mboumba, 2007 ; Barry, 2014 ; AFD, 2015 ; Fourchard, 2018 ; Ongo Nkoa & Song, 2019). L’environnement des (bidon)villes en Afrique est ainsi perçu comme un terreau d’inventivité et de créativité (Louveau, 2013 ; Mbade Sène, 2018) en même temps qu’un couvoir d’épidémies virales du fait de la promiscuité et de la densité des populations, de malaise et de mal-être (Giulia, 2021).
Autour de l’objet virus, il faudrait aussi interroger la circulation des virus, des menaces virales, la transmission/contagion, mais aussi la prévention et l’anticipation du risque d’épidémies à travers l’usage de l’intelligence artificielle pour envisager les possibles, l’analyse de cartes interactives pour suivre et documenter la trajectoire de la menace et son emprise, la mise en place de rituels ou de diverses techniques du corps pour se protéger, etc. Elle interroge la circulation du vivant sous ses différentes formes et par différents médiums à l’échelle globale, ainsi que la fabrication des micro- organismes virulents ou atténués in situ ou dans des laboratoires, à des fins de prévention ou de (bio) terrorisme. Ainsi, si la récente pandémie de Covid-19 nous a révélé notre « socle biologique commun insensible à toute condition sociale et toute appartenance culturelle » (Garapon, 2020) ; les inégalités infrastructurelles et la fracture numérique persistent. D’ailleurs, la thèse d’un accident de laboratoire devient de plus en plus sérieuse pour expliquer l’origine de l’épidémie.
L'absence de contribution portant sur les travaux menés au laboratoire et sur les diagnostics doit être soulignée. Les approches relevant des Science & Technology Studies (STS) sont encore très timides (Dumoulin Kervran et al., 2018) sur le continent et, lorsqu'elles sont avancées, c'est le fait le plus souvent de chercheurs du Nord (Peterson, 2014 ; Tousignant, 2018). Le développement rapide de centres de recherche sur le continent permettra aux chercheurs de s'en saisir comme objet sociologique.
L’absence de contribution portant sur les travaux menés au laboratoire et sur les diagnostics doit être soulignée. Les approches relevant des Science & Technology Studies (STS) sont encore très timides (Dumoulin Kervran et al., 2018) sur le continent et, lorsqu’elles sont avancées, c’est le fait le plus souvent de chercheurs du Nord (Peterson, 2014 ; Tousignant, 2018). Le développement rapide de centres de recherche sur le continent permettra aux chercheurs de s’en saisir comme objet sociologique.

Régimes d'exception, protestations

La menace virale, quand elle passe du risque à une réalité épidémique dans une configuration spatio- temporelle spécifique, vient souvent révéler ou donne à voir des processus de violence structurelle, de racisme ou d’apartheid incorporés (Fassin, 2004 ; Farmer, 2005). Mettant à nu des crises antérieures, des ressentiments accumulés (Garapon, 2020), la présence ou l’effet viral peut être envisagé comme une réminiscence : les corps se souviennent (Fassin, 2006). Les réponses peuvent alors être lues comme des « moments d’exception » pouvant durer, marquées ici ou là par une « suspension de temps ou de légalité propre à chaque domaine », ou de « prescription médicale généralisée » à l’ensemble d’une population (Garapon, 2020), renforçant le pouvoir des régimes autoritaires et les nationalismes, avec des risques de protestations ou d’opposition forte lorsque surviennent des « moments de vérité » à la suite des « moments d’exception » (Garapon, 2020). On peut alors organiser des frontières physiques ou symboliques entre les populations, reléguant certains groupes à la marge ou à la périphérie par des stratégies diverses : enfermer ou tuer des porteurs potentiellement dangereux pour préserver, protéger les corps sains, encercler, contenir l’épidémie pour la juguler comme on l’a vu à l’époque coloniale (Lyons, 1985, 1992) ou pendant les récentes épidémies (VIH, Ébola, etc.). De même, la marginalisation, la relégation peuvent conduire à des manifestations de protestations prenant la forme de revendications pour des formes de citoyenneté spécifiques : citoyenneté thérapeutique, écocitoyenneté, citoyenneté mondiale ou globale, etc. Nous avons voulu proposer des textes analysant les moments et régimes d’exception mis en place dans le contexte africain pour faire face à la menace virale ou à l’épidémie, de même que les protestations qu’elles ont engendrées. Ce numéro spécial introduit ainsi des réflexions sur les inégalités et les formes de marginalités que dévoile l’objet virus quand il s’attaque aux espèces, les formes de stigmatisations, de protestations qui émergent dans le sillage de la gestion des risques de contamination pendant les moments d’exception.

Virus, géopolitique, production des savoirs

Le virus interroge la production, la circulation des savoirs, de l’information, des dispositifs techniques et technologiques, ainsi que la capacité des États à faire face à la menace virale (biologique ou informatique) ou à l’épidémie, qu’il s’agisse de l’accès aux molécules, la sécurisation des frontières, la sécurité informatique, l’hébergement ou la protection des données personnelles dans une datasphère vulnérable aux cyberattaques, etc. L’objet virus, quand il s’applique à ces domaines, pourrait fournir d’autres grilles de lecture de la géopolitique à partir du continent africain où, sur fond d’aide humanitaire, politiques de santé, etc., les pays du Nord déploient différentes stratégies pour accéder aux corps afin de mener des essais thérapeutiques (Petryna, 2009), avoir accès aux écosystèmes, à la faune, etc. On assiste alors à une forme de colonisation, non plus des corps humains, mais du vivant, des matières et matériaux à fort potentiel économique ou épidémique, qui pourraient devenir la base d’une guerre virtuelle ou d’une attaque bioterroriste. Ainsi, l’Afrique pourrait être pensée comme un terrain d’affrontements réels, possibles ou virtuels, autour de la circulation du vivant intra et inter- espèces, de la prévention et de l’anticipation de la menace virale et épidémique à l’échelle globale.
Ce numéro accueille des contributions qui analysent, sur la base de données empiriques et d’études de cas solides, la manière dont l’objet virus redessine la géopolitique à partir de l’Afrique, tout en créant un continent évoluant à différentes vitesses (Brown et al., 2012). Enfin, les virus nous invitent à interroger la mort et la « vie » biologique, ainsi que les états intermédiaires, lorsque le virus n’est pas mort, mais reste inactif et que la vie biologique et sociale se déroule dans un registre de normalité, au moins en apparence. Elle invite à interroger les représentations et les sens donnés à l’irruption soudaine d’un virus, notamment sur la mort et la mortalité massive qu’il peut engendrer dans un contexte où les usages numériques sont tracés en temps réel (déplacements, interactions) pour des fins de marketing, de surveillance, de contrôle, de répression, de sanction (Sadin, 2015, 2016 ; Douzet, 2020) ou de prévention (mise à l’écart en attente d’un test négatif ou positif).

Désenclaver l'Afrique

La vie des virus et leurs atteintes aux corps biologiques et sociaux divergent au Nord et au Sud : face aux virus, nous ne sommes pas égaux. Les moyens de prévention tout comme ceux permettant de répondre à la contagion obéissent à des logiques spécifiques aux contextes et sont inégalement répartis. Ainsi, quand bien même un événement épidémique s’imposerait à l’échelle planétaire, les contraintes imposées aux déplacements, aux interactions, l’hyper circulation d’informations (« infodémie »), mais aussi la vitesse avec laquelle les industries pharmaceutiques peuvent produire des molécules dévoilent la géographie des inégalités. En conséquence, si nous vivons tous avec des virus, les termes de la négociation avec ces derniers varient en fonction de facteurs géographiques, technologiques, économiques. La notion de « local biologies » (Lock & Kaufert, 2001) a rappelé utilement en quoi le corps était, au-delà de la biologie, le produit de l’histoire et du contexte économique et social. De ce fait, notre rapport au virus est forcément local. Ce local est cependant lui-même travaillé par des paradigmes instables (Giles-Vernick & Webb, 2013). Au cours des deux dernières décennies, nous sommes passés d’une approche de la santé internationale qui s’est voulue globale – global health – à une approche qui se veut désormais intégrée One health. Cela n’empêche pas la mise en place de formes de réponses hégémoniques, autoritaires souvent violentes. Dans ce contexte, l’Afrique est souvent pensée comme le siège de la menace virale à contenir. Comme mentionné plus haut, de la trypanosomiase humaine africaine au paludisme, du sida à Ébola, l’Afrique est toujours apparue comme une terre de risques.
Avec la Covid-19, les représentations ont semblé s’inverser dans un premier temps : pendant quelques mois, l’Occident a été une menace pour l’Afrique. Toutefois, l’absence de capacité vaccinale vient de nouveau installer le continent comme siège de menaces virales. Dans ce numéro spécial, nous souhaitons penser la longue durée du rapport entre l’Afrique et les virus eu égard à d’autres expériences, mais également analyser le regard que porte l’Occident sur le continent. Dépassant l’objet biologique virus, il nous faut aussi nous interroger sur la viralité des représentations qui circulent sur le continent africain – autrefois pensé comme le « tombeau de l’homme blanc » (Dozon, 1995) – et sur le continent européen, qui apparaît non plus en tant qu’eldorado, mais comme « tombeau de l’homme noir » du fait de différentes stratégies relevant de la « nécropolitique » (Mbembe, 2006).
L’appel à contributions a été diffusé au moment où les populations, à l’échelle du continent, étaient confrontées à des mesures sévères, imposées parfois dans le cadre d’un « état d’urgence » sanitaire lié à la pandémie de Covid-19. Il n’est donc pas surprenant que celle-ci soit au cœur de la majorité des contributions, abordant la thématique des « circulations », des « régimes d’exception, de protestation », de la «production des savoirs», etc., à partir de différents angles, tous originaux. Ainsi, George Rouamba et ses coauteurs mettent en évidence une reconfiguration des rapports de citoyenneté à partir de l’analyse des représentations de la Covid-19 chez des commerçants au Burkina Faso qui va aboutir à une banalisation de la pathologie sur les marchés et des résistances aux mesures barrières. Mohammed Farès note également les résistances et contestations aux mesures barrières en Tunisie en illustrant comment la résistance sert de prétexte à des revendications de liberté, de dignité et d’emploi. À celles-ci, le contexte pandémique a conduit certains citoyens à demander l’égalité des soins médicaux et des interventions écologiques (notamment la désinfection des espaces publics pour lutter contre la propagation du virus), mais aussi l’invalidation de la carte administrative, et en particulier la notion de « chef-lieu », qui consacre la prééminence de certaines régions par rapport à d’autres. Gassim Sylla mobilise pour sa part des données ethnographiques collectées en Guinée pour dévoiler les représentations instables de la Covid-19, les décalages entre les mesures sanitaires et les conditions de vie des acteurs sociaux. Son texte souligne l’inapplicabilité de mesures de prévention et la négation des réalités dans lesquelles vivent les populations. Dès lors se pose la question des logiques d’affichage de ces mesures. Les politiques de distanciation sociale ou de confinement étant inapplicables, et donc le plus souvent inappliquées, leur maintien doit-il être compris – à l’instar des appels à la vaccination complète de la population – comme une mise en scène pour un public hors du continent, mais avec un coût élevé pour les populations ?
La contribution de Sylvie Ayimpam et Jacky Bouju étaye ce point de vue à partir de la République démocratique du Congo. Ces deux auteurs mettent à mal une gouvernance chaotique contribuant au déni du risque, un état d’urgence aboutissant à l’effet inverse de celui escompté, un « paradoxe dramatique » qui serait selon eux la conséquence d’une gouvernance « nécropolitique » autoritaire. Approchant ce paradoxe d’un autre point de vue et à partir du contexte de la Guinée, Fanny Attas suggère de dépasser les analyses mettant l’accent sur les dysfonctionnements et les défaillances pour approcher les différents répertoires ontologiques mobilisés par les acteurs au sein de différentes chorégraphies qu’il s’agit alors de décrypter. Ce décryptage peut être considéré comme une manière de repenser autrement la production de savoirs sur l’Afrique à partir de l’Afrique, et indirectement la place de l’Afrique dans les imaginaires, y compris scientifiques. C’est, dans une certaine mesure, le projet entrepris par Éboko et ses coauteurs à propos de l’expansion de l’épidémie de Covid-19 en Afrique, qui partent de l’analyse des hypothèses scientifiques qui seront invalidées par les faits. Les auteurs opposent aux « fausses pistes » les résultats de recherches sur le climat, qu’ils considèrent comme « un des rares domaines à survivre aux déterminants de la Covid-19 en Afrique, que les intuitions fondées sur les passifs et le passé des pandémies ont proposé tous azimuts ».
Pour prolonger cette réflexion sur la place de l’Afrique dans les imaginaires et les productions scientifiques, les rubriques, Champ, Contre-champ et Redécouverte font intervenir trois acteurs de la santé internationale sur le continent africain, qui, à partir des retours sur la « fabrique des ripostes » face aux épidémies ou la production des savoirs, mettent en exergue les victoires, les défis et les difficultés d’une science sur le Sud produite dans les Suds, en d’autres termes la décolonisation de la production des savoirs et de l’expertise. Les exemples donnés par le professeur Ibrahima Socé Fall montrent, entre autres, que les interventions de santé en contexte épidémique sont, d’une certaine façon, décolonisées, et qu’il convient aux acteurs africains de davantage valoriser cette « décolonisation », car « personne ne viendra le faire à leur place ».
Si les pratiques et les interventions en situation d’urgence peuvent être dirigées à partir des Suds pour les Suds, la production des savoirs depuis l’énoncé des objets et priorités de recherche restent dominés par des intérêts étrangers au continent. Le Pr Abdoulaye Touré relève que la recherche tarde à devenir africaine, car elle reste dépendante de financements extérieurs associés à des agendas souvent opaques, orientés vers des priorités qui ne coïncident pas toujours avec les enjeux locaux et que cette situation aboutit à une forme de « défiguration » des agendas et pratiques de recherche. Adama Aly Pam apporte quelques éléments pour comprendre cet enracinement de la dépendance des pays africains et la décolonisation difficile de la production des savoirs en revisitant l’histoire institutionnelle de l’implantation de la médecine en Afrique de l’Ouest, et au Sénégal en particulier, ses pratiques et le rôle des french doctors dans la naissance, le cheminement et la diffusion des savoirs de la médecine tropicale dans l’espace colonial français en Afrique.
Si les sciences résistent à la décolonisation, les arts plastiques quant à eux offrent une ouverture féconde pour penser et décoloniser savoirs et corps en les articulant aux mondes urbains. Dans la rubrique « Le fil iconographique », à partir du corps en tant que « point de contact entre l’homme et le monde », Élise Fitte-Duval aborde la question de la « désaugmentation » et de l’aliénation. Sa réflexion s’articule à celle de Yasmine Belhadi, historienne de l’art, qui montre que les œuvres de l’artiste franco-gabonaise Myriam Mihindou – en particulier la vidéo La Robe envolée (2008) et la série photographique Déchoucaj’ (2004-2006) – peuvent être envisagées comme des moyens de guérir de blessures individuelles et collectives, comme des espaces de désaliénation. De cette façon, Myriam Mihindou produit une « esthétique du care » décoloniale, dont la mise en œuvre est « un acte politique au potentiel critique et thérapeutique ».

Notes

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Bibliographie

AFD, 2015, Cadre d'intervention : santé et protection sociale 2015-2019, Paris, AFD.

Anderson, W., 1996, « Immunities of empire: Race, disease, and the new tropical medicine, 1900-1920 », Bulletin of the History of Medicine, 70 (1), pp. 94-118.

Auray, N., Keck, F. (dir.), 2015, « Virus », Terrain, 64. URL : http://terrain.revues.org/15561.

Barry, A., 2014, « Version féminine du malaise juvénile dans les villes africaines. Réflexions cliniques et anthropologiques autour d'un nouveau “phénomène social” », Essaim, 2 (33), pp. 91-105.

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Pour citer l'article :

APA

Le Marcis, F., Tousignant, N., Tantchou, J.C. (2022). L'Afrique et le monde à l'heure virale : donner vie au virus et faire vivre la viralité. Global Africa, 2, pp. 21-29. https://doi.org/10.57832/17rvnt44


MLA

Le Marcis et al. « L'Afrique et le monde à l'heure virale : donner vie au virus et faire vivre la viralité ». Global Africa, no. 2, 2022, p. 21-29. doi.org/10.57832/17rvnt44


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https://doi.org/10.57832/17rvnt44


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