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Champ

De l’école du climat à Gaindesat-1A


Un physicien à l’avant-garde du programme spatial sénégalais

Amadou Thierno Gaye

Professeur titulaire de physique de l’atmosphère, université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal

atgaye@ucad.edu.sn


Interview réalisée par


Mame-Penda Ba

Professeure de science politique, université Gaston-Berger, Sénégal

Rédactrice en chef de Global Africa

mame-penda.ba@ugb.edu.sn 

numéro :

Publier la recherche africaine

Publishing Africa

Kuchapisha utafiti wa Kiafrika

نشر البحوث الأفرقية

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

20 septembre 2024

ISSN : 

3020-0458

07.2024

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Plan de l'article

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Contexte 

Gaindesat-1A, le premier nanosatellite fabriqué par le Sénégal, a été lancé le 16 août 2024 à 18h56 GMT. C'est une fusée Falcon-9 de SpaceX qui a transporté Gaindesat-1A lors de sa mission Transporter-11, depuis la base de Vandenberg en Californie (États-Unis). Cette prouesse technologique fait entrer le pays dans le groupe restreint des États africains qui ont lancé leur propre satellite. Le Sénégal est même le premier pays d’Afrique subsaharienne francophone à rejoindre cette Ivy League. « Cette avancée marque un pas majeur vers notre souveraineté technologique. Je tiens à exprimer toute ma fierté et ma reconnaissance à tous ceux qui ont rendu ce projet possible », a tweeté le président de la République Bassirou Diomaye Faye.
Professeur Amadou Thierno Gaye, physicien et ancien directeur général de la recherche et de l’innovation du Sénégal, est l’initiateur du programme spatial sénégalais qui a abouti au projet satellitaire SenSAT. Dans cet entretien qu’il nous a accordé, nous revenons sur son parcours scientifique, ses responsabilités institutionnelles et sur les origines du programme spatial sénégalais.

 

Mame-Penda Ba 

Professeur Gaye, merci d’avoir accepté d’être interviewé pour ce dossier thématique « Publier la recherche africaine » de la revue Global Africa. Nous pourrions commencer par évoquer votre parcours scientifique. Votre domaine d’expertise englobe la physique de l’atmosphère, les sciences du climat, les changements climatiques, les évaluations d’impacts du climat, la qualité de l’air, l’hydrologie, l’observation de la Terre, entre autres. Pourriez-vous revenir sur votre parcours en tant que physicien et nous expliquer pourquoi les questions sur lesquelles vous travaillez sont aussi importantes, y compris pour un lectorat de sciences sociales ?

Amadou Thierno Gaye

Je suis physicien. J’ai été formé à faire de la physique, à utiliser les mathématiques pour traiter et résoudre des problèmes de physique. j’ai pourtant rapidement emprunté un autre chemin en poursuivant un diplôme d'études approfondies (DEA) en sciences de l’ingénieur (ce qui correspond à un master aujourd’hui), ce qui a élargi mes perspectives en appliquant les équations de la physique et les outils mathématiques pour résoudre des problèmes concrets dans différents domaines comme la mécanique des fluides, l’énergie, la thermodynamique, l’environnement, etc.
Dans le cadre de mon doctorat, je me suis orienté vers la recherche en sciences physiques du climat. J’ai cherché à comprendre ce qui se passe au niveau du climat de notre planète, en particulier le climat ouest-africain, avec un focus initial sur l’atmosphère. Mais rapidement, j’ai réalisé la complexité de ces questions, ce qui m’a poussé à élargir mon champ d’études à différentes composantes du système climatique telles que la biosphère, en regardant toujours l’interaction de l’atmosphère avec celle-ci, l’océan, mais aussi l’eau de surface et différentes échelles de temps.
Plus récemment, je me suis intéressé à l’impact du climat sur divers secteurs de développement, tels que l’agriculture, les ressources en eau, la santé, mais aussi les établissements humains. Ce cheminement a été à la fois scientifique et philosophique. Au départ, comme beaucoup d’étudiants, je me suis lancé dans la physique du climat principalement pour des objectifs de carrière, mais avec le temps, j’ai compris l’importance de mon travail dans la vie de tous les jours. En tant que Sénégalais né au Sahel et ayant grandi un peu partout au Sénégal, j’ai personnellement été témoin des réalités climatiques de la région. Durant mon adolescence, je vivais en ville, mais je passais régulièrement du temps à la campagne. Ma génération a vécu de près les bouleversements climatiques, notamment la forte variabilité des précipitations au Sahel, marquée par une très longue sécheresse. À l’époque, nous n’avions pas conscience de sa durée, nous la vivions simplement au quotidien, en constatant la détérioration progressive des récoltes et l’impact croissant sur la vie des gens. La longue sécheresse a appauvri nos parents des villages. Trente ans de sécheresse, sans comprendre les causes de ces bouleversements et sans réponses adéquates sur les plans économiques ou sociaux ont durement affecté nos pays. Cela a largement contribué à la pauvreté de nos régions et des populations.
Lorsque j’ai compris l’ampleur de ces enjeux, ma passion pour ce domaine s’est renforcée. J’ai eu la chance d’intégrer le laboratoire de Physique de l’Atmosphère et de l’Océan (LPAO-SF), un centre de recherche fondé par Siméon Fongang, un éminent professeur d’origine camerounaise, dont le laboratoire porte d’ailleurs le nom, mais qui a malheureusement disparu trop tôt en 2000, à l’âge de 60 ans. Assez jeune, j’ai dû reprendre ce laboratoire et construire ce que j’appelle presque une « école du climat en Afrique », avec ses spécificités en comparaison des grands laboratoires de climat des grandes universités du Nord. Je n’ai plus jamais vraiment quitté ce laboratoire, hormis pour quelques excursions administratives, notamment au ministère, tout en restant actif dans la recherche. J’ai pris la succession de professeur Fongang, avec une double mission : pérenniser ce laboratoire qui formait des étudiants de toute la sous-région, et accélérer son développement pour répondre aux besoins de formation des jeunes scientifiques africains dans les domaines de l’atmosphère, du climat, et de l’océanographie. Notre objectif a toujours été de mener des recherches et de produire des travaux de rang international, publiés dans les mêmes revues internationales lues par les chercheurs du monde entier.
J’ai été soutenu par des collègues d’ici et des professeurs de la même génération que le fondateur de notre laboratoire et qui m’ont beaucoup aidé à lancer cette école de recherche sur l’atmosphère et le climat. Mon ambition et notre objectif étaient de donner la possibilité à de nombreux jeunes Sénégalais, et Africains, de se lancer dans ce domaine, pour pouvoir disposer des ressources humaines dont nous avions tant besoin. Il est vrai que ce besoin est ressenti dans tous les secteurs de la recherche, mais dans le domaine du climat, le déficit était flagrant. À l’époque, nous avions au Sénégal des météorologues, des gens capables de faire des prévisions à court terme sur la pluie, mais pas de chercheurs capables de se poser des questions fondamentales : pourquoi il ne pleut plus ? Quelles sont les causes des sécheresses persistantes ? Comment mieux prévoir les précipitations ? Quelle est la dynamique de l’océan proche ? etc.
C’est ce constat qui m’a poussé à accélérer le développement des ressources humaines avec l’aide de collègues sénégalais mais aussi venant d’un peu partout, de France, des États-Unis, d'Europe pour offrir la meilleure formation possible aux jeunes chercheurs africains. Beaucoup d’entre eux sont aujourd’hui enseignants dans nos universités, ou travaillent dans de grands centres de recherche à travers le monde. L’objectif est qu’ils continuent à s’attaquer à ces questions, où qu’ils soient, car les défis climatiques n’ont pas fini de nous interpeller, surtout dans un contexte de changement climatique. Maintenant que le monde entier prend conscience des impacts de l’action de l’homme sur le climat, en particulier notre continent qui est déjà très vulnérable aux variabilités climatiques et va l’être encore davantage, nous avons encore besoin de travailler à approfondir notre compréhension de ces phénomènes et d’évaluer leurs impacts.

 

Mame-Penda Ba 

Effectivement, au Sénégal et probablement dans toute la sous-région, le LPAO-SF est l’un des laboratoires les plus reconnus. Vous l’avez dirigé pendant plus d’une dizaine d’années. Pourriez-vous nous expliquer l’impact de la recherche produite mais aussi votre expérience de la gestion d’un laboratoire de recherche ?

Amadou Thierno Gaye 

Beaucoup de facteurs ont joué : la chance, énormément d’énergie et de travail. Quand Siméon a disparu, nous avons tous, y compris moi, pensé qu’il serait très difficile de maintenir ce laboratoire. Mais j’ai compris qu’il faudrait une volonté inébranlable car il était indispensable de développer les sciences du climat. Encore aujourd’hui, il existe très peu d’équipes de recherche qui travaillent sur ces questions. Je tiens à rappeler que je n’étais alors que maître assistant et que je préparais encore ma thèse d’État. Je n’étais donc même pas habilité à diriger des recherches. Mais j’ai eu la chance de pouvoir compter sur le soutien de quatre personnes : trois professeurs français, Pierre de Félice, Alain Viltard et Henri Sauvageot, et Dr Jean Citeau, directeur de recherche de l’Institut de recherche pour le développement (IRD), alors à la retraite mais qui était encore à Dakar. Les deux premiers étaient mes directeurs de thèse d’État au laboratoire de météorologie dynamique de l’école polytechnique de Palaiseau. Le troisième était un grand physicien de l’Observatoire Midi-Pyrénée basé à Toulouse, spécialiste des radars. Ces mentors ont joué un rôle crucial dans ma carrière.
Pendant les premières années, ces professeurs nous ont aidés pour les cours. Ils étaient régulièrement là pour enseigner, et mes collègues sénégalais et moi en tant que maître assistant, nous nous occupions des travaux dirigés et des travaux pratiques. Cela a duré deux ou trois ans, le temps que je termine ma thèse d’État. D’autres collègues au laboratoire se formaient également et partaient comme moi en séjours réguliers à l’étranger, principalement en France, pour revenir ensuite faire leurs enseignements. Cela m’a permis de prendre du recul et de réfléchir sur l’organisation des laboratoires que je fréquentais, en observant ce qui s’y faisait de mieux. Ces séjours m’ont également permis de nouer des collaborations et de rechercher des financements. Ce qui était fondamental pour moi, c’était de ne pas simplement copier les modèles des laboratoires du Nord mais de créer chez nous l’environnement d’un laboratoire de recherche adapté à nos moyens et à nos objectifs. Nous voulions avancer à notre propre rythme et selon nos propres besoins. C’est pourquoi, parfois, les collaborations avec des chercheurs du Nord ne fonctionnaient pas toujours. Il faut dire que certains partenaires viennent avec des préjugés, en pensant qu’ils peuvent traiter les chercheurs du Sud comme des ouvriers de recherche. Nous avons toujours refusé cela. Nous avons cherché à développer un modèle qui nous soit propre, avec l’objectif de renforcer la recherche au Sénégal, tout en restant totalement ouverts au partenariat, au soutien et à la collaboration internationale. Heureusement, nous avons aussi rencontré des chercheurs de qualité, notamment en France, aux États-Unis, en Angleterre, en Italie et en Espagne, qui nous ont apporté un soutien précieux et déterminant.
Aujourd’hui grâce à cet effort collectif, nous avons pu former de jeunes chercheurs qui publient dans des revues de référence et qui sont invités dans des conférences internationales. Mais rien n’est acquis. Tout cela repose sur un équilibre fragile et non institutionnalisé. Le maintien de cette dynamique dépend largement des efforts individuels et des partenariats que nous avons su nouer.
Nos étudiants se déplacent beaucoup et sont souvent accueillis dans les laboratoires du Nord dans le cadre de thèses en cotutelle. Mais je me souviens de très peu d’étudiants qui ont choisi de rester dans ces pays, y compris quand ils vont au Canada, aux États-Unis, ou en France. Ces chercheurs, une fois rentrés, apportent une contribution précieuse. Je pense qu’il est essentiel de former des chercheurs compétents et ouverts sur ce qui se fait de mieux même dans des conditions très différentes de celles du Nord, et qui sachent appliquer leurs compétences à des contextes bien spécifiques. Nos étudiants n’apprennent pas seulement des disciplines scientifiques comme la physique, la chimie, l’informatique ou le calcul scientifique. Ils apprennent d’autres choses, ils apprennent le savoir-faire, ils apprennent à comprendre l’impact de leurs travaux sur leur environnement immédiat. Ici, nous les encourageons à participer à des réunions, à collaborer avec les ministères, les agences environnementales ou météorologiques, et cela les bonifie. Ils comprennent ainsi l’importance de leur travail pour leur pays et transmettent leurs connaissances à travers les enseignements en tant que vacataires et contribuent ainsi à améliorer les taux d’encadrement dans nos universités. Ils ont une influence sur la qualité de l’enseignement et sur la qualité des services opérationnels des ministères.
Je pense d’ailleurs que la qualité de certains services publics comme l’Agence nationale de l’aviation civile et de la météorologie (ANACIM), qui est l’une des meilleures agences météorologiques en Afrique de l’Ouest, est en partie due à la présence d’un laboratoire comme le nôtre à l’université. Sans la recherche dans les universités, vous ne trouverez pas de services opérationnels qui fonctionnent. Le leadership international des personnes qui dirigent ces structures est aussi influencé par leur capacité à mener des études localement. Depuis 1998, notre laboratoire produit des études importantes pour le Comité national sur le changement climatique du Sénégal (COMNACC), utilisées dans des rapports nationaux à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC), alors que d’autres pays doivent souvent faire appel à des experts étrangers.
Voilà un exemple concret de l’impact de la recherche sur le développement et les politiques publiques dans notre région.
 

Mame-Penda Ba  

Vous avez parlé du changement climatique, qui est une problématique centrale. Mais je voudrais la mettre en relation avec la question de la pluridisciplinarité et de l’interdisciplinarité. Vous êtes physicien, mais très tôt dans votre parcours vous avez fait un détour du côté des sciences de l’ingénieur. Ensuite, l’informatique a naturellement suscité votre intérêt, tout comme les sciences environnementales. Il y a aussi une dimension supplémentaire : c’est votre sensibilité aux conditions de vie, votre ancrage au territoire et aux réalités socio-économiques. On pourrait presque qualifier cela de regard anthropologique. Pourquoi, selon vous, est-il important pour un chercheur de ne pas être cloisonné dans une discipline unique, mais de s’ouvrir à la pluridisciplinarité ?

Amadou Thierno Gaye 

C’est presque vital. On observe des situations et on se dit : « Comment puis-je y apporter une solution ? » Même si on n’a pas les moyens financiers pour y répondre directement, on ressent l’importance des connaissances que l’on acquiert et des recherches que l’on mène dans le devenir de notre territoire. Cela devient une motivation intrinsèque. On avance sans attendre de récompense, sans aucun autre carburant que l’énergie inépuisable que l’on tire de la certitude que ce que l’on fait, on le fait pour soi, pour ses proches, pour son pays.
L’autre élément clé est l’expérience. Bien sûr, je ne conseillerais pas à un jeune chercheur de se lancer immédiatement dans cette démarche sans avoir acquis certaines bases solides. Il faut commencer quelque part. Un chercheur peut partir de la physique, un autre de l’anthropologie ou encore de la médecine, et chacun développe son expertise. Mais à un moment donné, en particulier dans nos pays où les défis sont complexes, il devient essentiel de lier les disciplines.
Prenons l’exemple du changement climatique qui illustre bien cette complexité. Il affecte tous les secteurs. D’abord la santé, avec des vagues de chaleur et des maladies comme le paludisme ou la dengue. Ainsi, tous les pays se demandent quelle sera la prochaine grande menace sanitaire. Les médecins ne peuvent à eux seuls comprendre les changements écologiques ou climatiques, car ces phénomènes sont complexes. Ce n’est pas juste une question de température ou de précipitations qui augmentent ou baissent. Les dynamiques sont bien plus compliquées. Le changement climatique pose des défis énormes à l’agriculture, surtout celle pluviale, où une seule mauvaise pluie peut ruiner une récolte entière. Face à cela, il ne suffit pas de dire : « Nous allons travailler sur des prévisions météorologiques ou climatiques. » Bien sûr, ces informations sont précieuses, mais il y a trop d’incertitudes dans les modèles de climat et trop peu de données fiables dans nos régions. Nous devons tout de même fournir des informations utiles, que ce soit pour la prise de décision ou par exemple pour aider les services agricoles à conseiller les paysans et à élaborer des politiques adaptées. Cependant, on ne peut présenter ces prévisions comme des certitudes absolues. C’est là que la pluridisciplinarité devient essentielle. Nous avons besoin de comprendre la société, de savoir pourquoi les pratiques agricoles héritées des ancêtres ne sont plus forcément optimales face aux changements climatiques. Peut-être que ces connaissances ont été perdues, ou peut-être que les conditions ont tellement évolué qu’elles ne sont plus adaptées. Il faut donc créer des outils pour transférer de manière efficace les connaissances scientifiques d’aujourd’hui vers les utilisateurs. Ensuite, le changement climatique touche aussi l’économie, car les négociations internationales visent à orienter les trajectoires économiques vers la décarbonation. D’ici 2050, la plupart des économies majeures, y compris la Chine, fonctionneront principalement avec des énergies sobres en carbone. Cela représente un enjeu considérable pour nos économies. C’est une problématique complexe qui ne peut être résolue en se limitant à des spécialistes de l’énergie ou des décideurs politiques.
Voilà pourquoi l’interdisciplinarité est devenue incontournable. Sans elle, nous ne pourrons pas faire les progrès nécessaires et efficaces. Il ne s’agit pas simplement de trouver des solutions déjà prêtes ; il faut apprendre à les construire ensemble. Et c’est le bon moment pour cela. Partout, on commence à considérer cette démarche collaborative. Bien sûr, aujourd’hui notre approche a évolué, on ne se demande plus seulement : « Qu’est-ce qu’on produit pour l’utilisateur ? » Nous avons réalisé que cette méthode ne fonctionne pas. Maintenant, l’objectif est de travailler avec les différents acteurs. On parle souvent de « coproduction ». Dans le cas des politiques publiques, il s’agit de les élaborer en collaboration avec les scientifiques et, bien sûr, avec les bénéficiaires de ces politiques. Le défi du changement climatique est un excellent exemple pour appliquer ce processus. Encore une fois, nous sommes à un moment critique, car ce phénomène façonne déjà l’économie mondiale.
 

Mame-Penda Ba 

J’aimerais maintenant aborder un moment clé de votre parcours, quand en 2016, vous avez été nommé directeur général de la recherche et de l’innovation (DGRI) au Sénégal. À partir de cette position, votre expérience et vos ambitions pour la recherche sénégalaise et africaine ont vraiment eu l’occasion de se concrétiser. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez utilisé ce levier pour initier et engager la discussion autour du programme satellitaire sénégalais ?

Amadou Thierno Gaye 

Le programme satellitaire a été l’un des axes majeurs pour le développement au Sénégal de la science et surtout de la technologie, orienté vers l’innovation. Mais avant d’y arriver, permettez-moi de revenir un peu en arrière. J’étais directeur de l’École supérieure polytechnique (ESP) quand on m’a nommé directeur général de la recherche. J’avais déjà commencé à réfléchir à des projets de transformation de la recherche. J’avais constaté qu’il y avait peu d’écoles d’ingénieurs au Sénégal. À cette période, on parlait beaucoup du Plan Sénégal émergent (PSE) et de la nécessité de transformer l’économie et d’industrialiser le pays. Mais je ne voyais pas comment cela pouvait se faire sans développer les ressources humaines. En analysant des exemples comme celui de l’Inde, on constate qu’elle s’est développée très rapidement en misant sur le développement de la formation de ses ingénieurs et scientifiques.
Le Sénégal venait juste de terminer sa concertation nationale sur l’enseignement supérieur (2014) et avait décidé de mettre l’accent sur les STEM (sciences, technologies, ingénierie et mathématiques). Quand le Pr. Mary Teuw Niane, alors ministre de l’Enseignement supérieur de la Recherche et de l’Innovation (ESRI), m’a proposé de rejoindre la DGRI, j’ai ressenti une certaine appréhension. J’avais amorcé à l’ESP des initiatives pour accélérer le développement des compétences, notamment en encourageant l’entrepreneuriat. Mon ambition était que les ingénieurs formés ne se contentent pas de travailler dans nos grandes entreprises comme Sonatel, mais qu’ils deviennent eux-mêmes des entrepreneurs. Nous avions même commencé à organiser des concours d’entrepreneuriat pour les jeunes, avec des résultats prometteurs. L’idée était de montrer aux étudiants qu’ils pouvaient entreprendre et ne pas se limiter à occuper des bureaux dans de grandes entreprises où il n’y avait que peu de recherche et développement (R&D). En effet, dans la plupart des grandes entreprises au Sénégal, les processus sont souvent importés, sans réelle innovation locale. Mon objectif était de former des ingénieurs et scientifiques capables de contribuer à la création d’industries locales, comme l’a fait l’Inde en reprenant des technologies tombées dans le domaine public.
Lorsqu’on m’a proposé le poste de directeur général, j’ai donc eu quelques hésitations, mais j’y ai vu une opportunité de passer à une autre échelle et d’élargir cette vision au niveau national. Bien que plusieurs projets, tels que ceux de la Cité du savoir, le supercalculateur et d’autres équipements scientifiques aient déjà été initiés avant mon arrivée, mon rôle a été de les porter, de rassembler les différentes communautés académiques et de recherche autour de ces initiatives.
Puis, nous avons commencé à réfléchir à la manière dont le Sénégal pourrait capitaliser l’usage des données satellites, très abondantes au niveau mondial. Nous voulions développer une culture de l’utilisation des données satellitaires, faciliter l’accès à ces données et former des étudiants à la géomatique, un domaine encore peu développé dans nos universités. Ce projet m’a fortement enthousiasmé. Nous avons commencé à travailler sur une stratégie nationale spatiale, avec pour objectif de créer un écosystème de l’innovation technologique au Sénégal en partant du développement des technologies spatiales. Je voyais le secteur spatial non pas seulement comme un projet de développement de technologies, mais un levier pour stimuler l’innovation et l’industrie dans le pays. Ce projet, en intégrant des sciences et technologies de pointe comme l’intelligence artificielle, les objets connectés, les systèmes embarqués et les systèmes de télécommunication, des connaissances scientifiques telles que les sciences atmosphériques, la télédétection, les sciences des données, pouvait avoir un impact significatif sur l’économie sénégalaise.
Notre vision était claire et tournait autour de trois axes : 1) développer un écosystème spatial capable d’entraîner tout un écosystème d’innovation et d’industrialisation ; 2) accentuer la formation d’une nouvelle génération d’ingénieurs spécialisés dans les technologies spatiales ainsi que des formateurs ; et 3) mettre en place les infrastructures spatiales ainsi que des structures de gouvernance comme une agence spatiale à terme.
C’est dans ce cadre que j’ai eu à discuter avec un ingénieur français d’Airbus, avec qui j’avais collaboré sur un projet de développement d’un fablab à l’ESP. Il m’a mis en contact avec Ariane Group, qui travaillait sur des projets de fabrication et d’intégration de nanosatellites. Avec Ariane Group, nous avons d’abord envisagé la création au Sénégal d’un centre de fabrication de nanosatellites, équipé de technologies avancées permettant de réaliser des tests avant lancement. Cela nous a conduits à la signature d’accords entre le ministère et plusieurs acteurs, dont le CNES (Centre national d’études spatiales français) et Ariane Group. Par la suite, à partir de juillet 2019, nous avons revu nos objectifs et Ariane Group a bien voulu nous mettre en contact avec le Centre spatial universitaire de Montpellier (CSUM), composé d’universitaires avec qui nous étions plus à l’aise pour collaborer, ainsi nous avons échangé sur un accord de coopération en 2020, avec l’objectif de lancer le premier nanosatellite sénégalais en 2022. C’est le lieu de remercier vivement Dr Laurent Dusseau, Directeur du CSUM, pour son professionnalisme et sa collaboration franche à l’entame du projet. Il me semble qu’il en a été de même tout le long du déroulement du projet.
Cet accord global visait à développer des compétences dans trois axes : la formation d’ingénieurs et de techniciens, la formation de formateurs, et enfin, le lancement d’un microsatellite à titre de démonstration. En ma qualité de DGRI, j’ai négocié cet accord avec Montpellier, et mis en place un comité technique composé d’enseignants-chercheurs des trois écoles d’ingénieurs du Sénégal (ESP de Dakar, EPT de Thiès et IPSL de Saint-Louis). N’ayant pas d’expertise sur les questions spatiales au sein de la DGRI, j’ai fait appel à Dr Gayane Faye, que je connaissais bien (j’ai été son président de jury de thèse). Il avait travaillé sur le traitement des données d’un radar embarqué sur satellite pour détecter les ressources en eau de surface pour sa thèse. Il est aujourd’hui le coordinateur du projet, mais pendant longtemps il est venu bénévolement m’accompagner tout au long du processus. Le comité technique a sélectionné les ingénieurs et techniciens du programme. Cette sélection s’est faite après mon départ de la DGRI, mais l’équipe technique autour du coordonnateur est restée la même, ce qui est rare au Sénégal et mérite d’être souligné, car la continuité de l’équipe a permis de maintenir la cohérence du travail.
Les ingénieurs ont complété leur formation en France en s’ouvrant aux technologies spatiales, même s’ils avaient déjà des compétences solides. Leur projet de fin d’études commun a abouti à la fabrication du premier nanosatellite sénégalais. Chaque membre de l’équipe avait un rôle précis et essentiel : chef de projet, responsable de l’assemblage, etc. Les dix ingénieurs formés, ainsi que les techniciens, sont aujourd’hui capables de travailler dans n’importe quel projet spatial dans le monde. Concernant la formation des formateurs, des collègues devaient régulièrement partir se former à Montpellier, afin de pouvoir, à terme, offrir ces mêmes formations dans les écoles d’ingénieurs du Sénégal. Je pense que cette partie n’a pas été faite. La troisième partie du projet concerne le développement d’une filière locale. Une station au sol a été mise en place pour récupérer les données du satellite, et des équipes formées sont prêtes à les exploiter. Cependant, il est essentiel de former également des communautés capables de traiter ces données, en particulier les enseignants et étudiants des filières concernées dans nos universités.
Bien qu’un nanosatellite ne puisse pas résoudre à lui seul tous les défis du Sénégal, il constitue une étape importante dans le développement d’un écosystème. Il est nécessaire de former davantage de personnes et de créer des formations, sans toujours dépendre de Montpellier.
À plus ou moins long terme, le Sénégal devra envisager le développement de satellites plus grands, notamment pour des applications cruciales dans les télécommunications, l’observation de la Terre, l’agriculture, l’élevage et la gestion de l’environnement, de la défense. Cela nécessitera des chercheurs, des ingénieurs et des programmes de master dédiés. Je ne suis pas favorable à l’achat de technologies clés sans avoir développé les compétences.
 

Mame-Penda Ba 

D’où provenait le financement de ce projet ? Pourquoi est-il crucial que l’État continue à financer ce type d’initiative, en investissant de manière significative et sur le long terme ?

Amadou Thierno Gaye 

Pour ce projet, tout l’investissement provenait du gouvernement du Sénégal. Mais cela n’a pas nécessité de gros fonds, car il s’agissait d’un projet universitaire. Je vous ai mentionné un autre projet, plus ambitieux, qui visait la construction d’un centre de fabrication de microsatellites au Sénégal. Cela aurait coûté bien plus cher et nous ne disposions pas encore de personnes formées pour le mener à bien. C’est souvent le problème : il faut éviter les mauvais investissements, comme acheter une Rolls-Royce sans avoir un chauffeur capable de la conduire. Nous avons tiré des leçons de ce que nous ne devons plus faire.
La stratégie adoptée ici était axée sur la formation et le transfert de technologie. Certes, nous n’avons pas encore les équipements nécessaires au Sénégal, mais si le pays investit aujourd’hui dans ce domaine, ce ne sera pas du gaspillage. Nous avons besoin d’un financement efficace et rationnel, dirigé vers des objectifs de recherche précis, avec des stratégies bien définies et en s’appuyant sur des collaborations internationales. Il faut aussi veiller à ne pas imposer trop de contraintes, car l’innovation peut venir de n’importe où. Il importe d’avoir des objectifs clairs, de bien organiser nos efforts et de concentrer les investissements sur le développement de la recherche. Cela passe avant tout par la formation des ressources humaines. Nous ne pourrons faire avancer la recherche sans cela. Il faut donc un financement soutenu et cohérent de la formation sur le long terme, ainsi que des programmes de recherche nationaux.
 

Mame-Penda Ba 

Concernant le financement endogène de la recherche africaine, vous nous dites que nous n’avons pas besoin de milliards pour accomplir de grandes choses, à condition de bien penser nos actions et de bien utiliser les ressources disponibles. Cependant, le problème est que ces ressources restent extraordinairement limitées. Vous avez été à la DGRI et vous savez bien que le budget de votre direction et celui de la DGES (direction générale de l’Enseignement supérieur) sont extrêmement inégaux. Pourtant, si l’on veut inspirer les nouvelles générations de chercheurs, mieux représenter certaines disciplines, promouvoir l’interdisciplinarité, susciter des vocations, supprimer les asymétries entre chercheurs du Nord, et ceux du Sud et décoloniser la science, cela nécessite plus que de la bonne volonté et une vision, il faut des moyens. Comment, alors, interpeller le gouvernement du Sénégal à respecter la vieille recommandation de l’Union africaine de consacrer au moins 1 % du PIB à la science et aux technologies ? Est-ce encore pertinent selon vous ?

Amadou Thierno Gaye 

Je pense que les 1 % sont avant tout symboliques. Bien sûr, cela ne suffit pas pour atteindre les objectifs à l’échelle africaine, mais c’était un premier pas significatif. Il est essentiel de remettre ce sujet sur la table et d’encourager chaque État à s’efforcer de réaliser cet objectif, car c’est le strict minimum. J’ai parfois recours à des démonstrations par l’absurde pour illustrer l’impact qu’un laboratoire bien financé peut avoir sur le développement socio-économique. Beaucoup de personnes le savent, mais n’en prennent pas toujours conscience.
Prenons un exemple simple : si nous n’avions pas formé des ingénieurs en télécommunications, il n’y aurait pas eu la Sonatel. Sans la Sonatel, il n’y aurait pas eu les transferts d’argent qui génèrent des milliards chaque jour, sans parler de la possibilité de dispenser des cours en ligne pendant la pandémie de Covid-19, et bien d’autres choses encore. Le progrès a un coût, tout comme l’innovation. La connaissance et les ressources humaines circulent à travers le monde de façon asymétrique, générant non seulement des conséquences sur le plan économique, mais aussi dans la distribution des talents.
C’est un cercle vicieux qu’il faut rompre, et pour y parvenir, il est indispensable d’avoir des stratégies claires, de savoir ce que l’on veut, et de créer un environnement propice à la recherche. Cela nécessite un minimum de ressources, mais celles-ci doivent être dépensées efficacement. Il ne s’agit pas de réaliser des actions ponctuelles comme l’achat d’équipements performants ou de se lancer dans des opérations de prestige. Ce qu’il faut, ce sont des stratégies sur le long terme, une volonté d’investir de manière progressive mais soutenue pour la production de connaissances et la recherche.
Enfin, il est crucial de bien gouverner ces efforts. Aujourd’hui, les rares ressources humaines dont nous disposons travaillent souvent pour la recherche du Nord, contribuant ainsi à creuser cette asymétrie sans même s’en rendre compte.
 
Pour en savoir plus sur le Professeur Gaye :
http://ecoledessavoirs.blogs.rfi.fr/article/2010/03/19/amadou-thierno-gaye-ou-comment-la-physique-de-latmosphere-peut-c.html

Notes

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Bibliographie

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Pour citer l'article :

APA 

Gaye, A. T. (2024). De l’école du climat à Gaindesat-1A : un physicien à l’avant-garde du programme spatial sénégalais. Global Africa, (7), pp. 233-241. https://doi.org/10.57832/86be-vt59 


MLA 

Gaye, A. T. "De l’école du climat à Gaindesat-1A : un physicien à l’avant-garde du programme spatial sénégalais". Global Africa, no. 7, 2024, p. 233-241. doi.org/10.57832/86be-vt59 


DOI 

https://doi.org/10.57832/86be-vt59 


© 2024 by author(s). This work is openly licensed via CC BY-NC 4.0

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