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Analyses critiques

Ramer à contre-courant du marchandage des services publics au Cameroun 


La gestion de la circulation routière selon Pointinini

Idrissou Mounpe Chare

Institut de recherches en sciences sociales, Université de Liège, Belgique

Département de sociologie, anthropologie et des sciences sociales pour le développement,

Université de Maroua, Cameroun

moupidriss@yahoo.fr

numéro :

Les administrations africaines :
décolonialité, endogénéité et innovation

African Administrations:
Decoloniality, Endogeneity, and Innovation

Tawala za Kiafrika:
kuacha ukoloni, endogeneity na ubunifu

:الإدارات الأفريقية
إنهاء التركة الاستعماريّة، المحلّيّة والابتكار

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

20 juin 2024

ISSN : 

3020-0458

06.2024

Très peu de travaux se sont intéressés aux « réformateurs ou innovateurs de l’intérieur » dans les services publics en Afrique. Pour contribuer à ce débat, cet article montre que des îlots d’intégrité, de probité ou d’exemplarité existent. Il propose une étude de cas d’innovation de l’intérieur dans le domaine de la sécurité routière, privilégiant une approche socio-anthropologique et mettant en exergue un citoyen que l’on peut qualifier de « street-level bureaucrate », c’est-à-dire en contact direct avec les usagers. Il s’agit de Pointinini, un officier de police qui, par sa singularité dans la gestion de la circulation routière à Yaoundé, s’oppose à « la privatisation des services publics », soignant ainsi individuellement l’image de son corps de métier et contestant personnellement l’image d’une police totalement corrompue.  


Mots-clés  

Marchandage, services publics, circulation routière, Pointinini, corruption

Plan de l'article

Introduction


Des services publics critiqués… ;

Aux cas exemplaires qui se démarquent mais peu documentés

Le cas empirique de Pointinini

Considérations méthodologiques


La méthode de Pointinini dans la gestion de la circulation routière au Cameroun : entre contestation et révolution silencieuses


Le parcours de Pointinini

S’engager pour la contradiction dans une révolution silencieuse ?

Ressorts du répertoire d’actions et motivations de Pointinini

Circulation et capitalisation de la méthode de Pointinini

« Haute Tension » au niveau de la poste centrale

« Djobalard » au carrefour Mvog-Mbi

Commissaire Baba


Des critiques


Conclusion

Introduction


Des services publics critiqués… ;


De nombreux textes ont analysé empiriquement les dysfonctionnements des services publics en termes de privatisation (Plane, 1996), du lien entre État et corruption (Blundo & Olivier de Sardan, 2007 ; Bayart, 2006, 1985), d’efforts inachevés dans la lutte contre la corruption (Mgba Ndjie, 2018), de clientélisme (Médard, 2007) ou de néo-patrimonialisme (Awono, 2012). Blundo et Olivier de Sardan (2007), par exemple, indiquent que la rente développementiste et humanitaire produit l’extension de la corruption et empêche le développement d’initiatives internes au sein des administrations et des services publics africains.
Le Cameroun n’est pas en reste. Qu’il soit « semi-autoritariste » (Ottaway, 2003), « clientéliste » (Médard, 2007), « patrimonialisé » (Médard, 1990) ou même « néo-patrimonialiste » (Awono, 2012 ; Médard, 1998), les qualificatifs ne manquent pas pour désigner le système politique de Yaoundé. Pour certains observateurs, les maux dont souffre l’État du Cameroun, à l’image d’autres pays subsahariens, sont liés à sa gouvernance corrompue[1] (Bayart, 2006, 1985 ; Ela, 1998). En dépit d’un arsenal institutionnel[2] de lutte contre la corruption, celle-ci reste un fléau pour l’économie et freine le développement du Cameroun. Selon l’indice de perception de la corruption (IPC) en 2021, le Cameroun a progressé de deux points par rapport à 2020, passant du 146e au 144e rang mondial. Comparativement aux années 1998-1999 où le Cameroun trônait en tête des pays les plus corrompus au monde, l’on peut illusoirement penser que la corruption y a reculé. Mais le pays figure toujours parmi les pays les plus corrompus au monde. Pour lutter contre cette pratique gangrénant les métiers de l’État en « construction » (Belomo Essono, 2007), la Commission nationale anti-corruption (Conac) a été créée par décret présidentiel n° 2006/088 du 11 mars 2006. Cette entité publie chaque année un classement des administrations les plus corrompues au Cameroun. Dans le rapport annuel 2020 de la Conac, le secteur des transports routiers est le premier secteur le plus corrompu avec un pourcentage de dénonciation des actes de corruption de 17,10 %. Il est suivi par les affaires foncières (14,60 %), les forces de maintien de l’ordre (13,60 %), les finances (12,60 %), la justice (11,30 %), etc. L’État a subi un préjudice financier global de 17,611 milliards de francs CFA dû à la corruption et aux infractions assimilées (Conac, 2021). Les forces de maintien de l’ordre figurent toujours en bonne place du fait que les agents de cette administration sont très impliqués dans les actes de corruption dans les transports routiers. Cela n’est guère surprenant puisque :
La confusion du public et du privé est en effet le commun dénominateur à tout un ensemble de pratiques caractéristiques de l’État camerounais et de sa logique de fonctionnement, à savoir la corruption, qu’elle soit purement économique ou liée à un échange social, ou encore le clientélisme, le patronage, le copinage, le népotisme, le tribalisme ou le prébendalisme. (Awono, 2012, p. 44)
Les résultats d’une étude coordonnée par Titi Nwel et publiée par la Fondation Friedrich Ebert Stiftung montraient déjà que « la corruption au sein des forces de l’ordre et dans l’armée » commencent dès l’entrée à l’école de formation (Titi Nwel, 1999, p. 53). La corruption s’est complexifiée aujourd’hui au point où Ebélé Onana (2020) parle de sa mutualisation, qui renvoie aux réseaux (verticaux et horizontaux) de corruption que forment les corrompus et les corrupteurs. Ebélé Onana se réfère à certaines équipes mixtes impliquant policiers et gendarmes pour montrer comment fonctionnent ces espaces de mutualisation de la corruption. Ainsi, selon lui :
Ces réseaux sont constitués des alliances tissées par les agents d’un même service ou qui partagent un espace commun de travail dans l’optique de partager les gains. C’est ce qui est observable dans les contrôles mixtes policiers-gendarmerie-douane-agents du ministère des Transports-agents du ministère des Forêts et de la Faune. (Ebélé Onana, 2020, p. 68)
Du côté des autorités, la corruption des forces de police est même parfois reconnue et déplorée, comme en témoigne ce message radio-porté récent du délégué général à la Sûreté nationale (DGSN)[3] :
Suite multiples plaintes usagers pour tracasseries policières, actes dénonciation corruption sur voie publique par Commission nationale anti-corruption (Conac), honneur vous demander, primo, bien vouloir rappeler aux différents postes mixtes instructions contenues message porté/fax no 291/DGSN/CAB/SG/IG/DSCS/UC/SL/BEB date 19 juin 2023 proscrivant formellement retrait pièces identités même expirées aux usagers lors contrôles ; secundo, prendre toutes mesures nécessaires en vue lutter efficacement contre corruption diverses tracasseries policières sur voie publique, me rendre compte vos diligences[4].
Ce message souligne bien l’importance des faits indexés. Il s’inscrit dans un contexte où les usagers sont menacés et rackettés pour défaut de carte nationale d’identité (CNI). Valide, difficile de se la faire délivrer aujourd’hui. En effet, la CNI, censée être délivrée en trois mois, n’est parfois obtenue qu’au bout de deux années. Le demandeur n’a alors en sa possession que le récépissé de délivrance, censé être prorogé une seule fois, pour une durée totale valide de six mois. Cependant, lors des contrôles de police ou de gendarmerie, les usagers doivent monnayer s’ils n’ont pas de CNI ou de récépissé encore valides. Conscient de ces tracasseries injustes, le DGSN a d’abord interdit en juin 2023 l’interpellation des citoyens pour ce motif. Cette interdiction n’a pas prospéré, cette norme pratique ayant persisté et il revient à la charge avec ce nouveau message datant du 4 mars 2024.
Toute une sémiologie populaire en rapport avec la corruption existe au Cameroun. Ainsi par exemple, dans le parler camerounais le « mbéré, gnièh » ou « mange mil… » désigne un homme en tenue et plus spécifiquement le gendarme ou le policier. « Tchoco », « mouiller la barbe », « la bière », « donner la bière » ou « parler bien » sont des expressions qui désignent le « monnayage ». Cette sémiologie participe de la banalisation de la corruption désormais observée ou vécue comme une pratique ordinaire. Depuis les années 1980, on sait que l’on ne peut rien obtenir dans l’administration au Cameroun sans « godasses » ni « parapluie », selon l’expression consacrée alors par l’humoriste populaire Dave K. Moctoï dans son célèbre spectacle L’homme bien de là-bas.

 

Aux cas exemplaires qui se démarquent mais peu documentés 


Néanmoins, il existe des « réformateurs [ou] innovateurs de l’intérieur » dans les services publics au Cameroun comme en Afrique subsaharienne. Très peu de travaux ont été menés sur ces acteurs souvent peu visibles. Un état des savoirs sur les innovations sociales en Afrique subsaharienne a été dressé par Ndongo et Klein pour qui « les recherches sur ce thème sont encore en jachère » (2020, p. 57). Menés dans d’autres contextes, les travaux sur les innovations dans les services publics ont fait l’objet de synthèses par Droege et al. (2009), Gallouj et Djellal (2010). Les travaux à dominance théorique ou conceptuelle ont été menés par des auteurs comme Desmarchelier et al., (2020), Denis et Touati (2013), Djellal et Gallouj (2012, 2011), Becheikh et al. (2009), Aschhoff et Sofka (2009). Djellal et Gallouj, par exemple, tout en indiquant les faiblesses de la littérature sur cette problématique, se sont proposés « d’examiner la manière dont les principaux travaux réalisés durant deux décennies de recherche sur l’innovation dans les services prennent explicitement en compte (ou peuvent être extrapolés pour prendre en compte) l’innovation dans les services publics ». Ils revisitent les « quatre perspectives théoriques (assimilation, démarcation, inversion et intégration) » sur lesquelles « le champ des “service innovation studies” s’est établi » (2012, p. 99). Ces travaux sont caractérisés par leur ancrage théorique et leurs perspectives économiques. Parmi les rares travaux consacrés à l’innovation dans les services publics en Afrique, l’accent est souvent mis, d’une part, sur les innovations de l’extérieur et leurs déconnexions ou incohérences avec les réalités locales (Olivier de Sardan, 2022, 2021, 2015, 2014) ou leur extraversion (Ndongo & Klein, 2020) ; et, d’autre part, sur les secteurs comme l’éducation ou la santé (Olivier de Sardan et al., 2017 ; Olivier de Sardan & Ridde, 2014 ; Ridde, 2010 ; Bradol & Le Pape, 2009 ; Walker & Gilson, 2004 ).
Cet article propose d’inverser le regard porté sur les services publics en Afrique, en se démarquant des analyses sur leurs pesanteurs ou dysfonctionnements reposant sur la corruption, la privatisation ou la marchandisation. Il se démarque également des analyses purement théoriques et conceptuelles en proposant une étude de cas empirique d’innovation de l’intérieur dans la sécurité publique et routière, privilégiant une approche socio-anthropologique et mettant en exergue un citoyen qualifiable de « street-level bureaucrat », c’est-à-dire en contact direct avec les usagers (Lipsky, 1980). Il s’inscrit dans la perspective impulsée par Olivier de Sardan qui, dans un article publié par la revue Global Africa, invite à renouveler la stratégie du « compter sur ses propres forces » face à la dépendance à l’aide, et à promouvoir les experts contextuels (Olivier de Sardan, 2022). En reconnaissant que l’analyse des « réformateurs de l’intérieur » est encore un champ en friche, il indique qu’« il existe des exceptions parmi les agents de l’État, et on rencontre parfois ici ou là des réformateurs de l’intérieur, qui connaissent les contextes locaux et veulent les modifier de façon réaliste » (2022, pp. 97-98).

 

Le cas empirique de Pointinini


L’étude de cas que nous proposons pour le Cameroun concerne la police, considérée comme une des administrations les plus corrompues, accusée de marchandage et de racket. Pourtant, il serait injuste et hâtif de penser que tous ceux qui y travaillent le sont également. Certains agents se démarquent par une certaine rectitude, exemplarité et probité dans l’exercice de leur métier. Il ne s’agit pas d’innovations « top-down », mais d’innovations à partir du bas. C’est le cas de Pointinini, actuellement officier de police, qui se distingue par ses pratiques positives dans la gestion de la circulation routière à Yaoundé[5].
Cet officier de police est depuis quelques années le responsable de l’équipe en charge de la circulation routière au carrefour Coron[6] à Yaoundé. Pointinini y est connu pour sa rigueur et y imprime sa marque par son charisme et sa probité morale reconnus des usagers. Son comportement semble plus éducatif, sensibilisateur, moralisateur que répressif ou corruptible. Lorsqu’un automobiliste est en infraction, il lui parle avec autorité pour attirer son attention sur son écart de comportement. Il lui arrive très souvent d’exiger de l’usager fautif un retour à la queue du rang prescrit. Jamais il ne l’intimide pour le libérer contre « monnayage ». Il préfère l’amener à reconnaître son acte d’incivilité ou son écart pour les éviter à l’avenir. Celui qui essaie de le corrompre (pratique courante face à la police) se complique la vie. Pointinini s’irritera et l’affaire prendra d’autres tournures pour tentative de corruption. Mais, puisque « le règne de l’impunité » ne facilite plus rien et que « le contexte impose des stratégies d’adaptation […], il faut être atypique pour vivre autrement » (Ela, 1998, p. 277). Dans ce contexte où la norme est devenue l’écart, et l’écart, la norme, comme le dit si bien Hubert Mono Ndjana[7], le comportement de Pointinini suscite des interrogations. En quoi sa pratique peut-elle être considérée comme une innovation interne ? Quels peuvent être les ressorts de ce comportement incorruptible dans un environnement où la corruption semble la règle ? S’agit-il d’une norme pratique individuelle ou d’un retour à l’orthodoxie déontologique policière ?
La méthode de Pointinini dans la gestion de la circulation routière à Yaoundé montre que, même dans un service public discrédité, des îlots d’intégrité, de probité ou d’exemplarité existent. Il faut une enquête de terrain fine pour les identifier et les documenter, les rendre plus visibles, et discuter de leur potentielle réplicabilité. Il s’agit ici de rendre plus intelligible cette pratique en ce qu’elle a d’innovant. À partir de cette étude de cas, nous voulons montrer qu’au-delà des innovations techniques ou technologiques souvent importées comme des « modèles voyageurs » (Olivier de Sardan, 2021 ; Olivier de Sardan & Vari-Lavoisier, 2022), « les innovations sociales » (Ela, 1998) peuvent jaillir du bas ou des outsiders.

 

Considérations méthodologiques


Sur le plan méthodologique, cette contribution privilégie une démarche qualitative reposant sur un corpus de 17 entretiens libres. Ils ont été menés auprès des usagers de la voie publique, des collègues (hiérarchie et collaborateurs) de Pointinini, ainsi que d’autres personnes menant leurs activités quotidiennes autour du carrefour Coron, zone de son poste de travail. Nous avons interrogé 06 automobilistes, 02 supérieurs hiérarchiques, 03 collaborateurs, 02 autres agents de police chargés de la circulation à d’autres endroits de la ville de Yaoundé et 03 commerçantes ainsi qu’un commerçant ambulant exerçant leurs activités autour du carrefour Coron. Les commerçants interrogés avaient une ancienneté d’au moins dix années à cet endroit et ceux qui y sont bien avant l’affectation de Pointinini à ce poste étaient privilégiés. Ces entretiens libres ont été complétés par plusieurs entretiens répétés avec Pointinini lui-même, ainsi qu’un corpus des coupures de presse et des observations directes[8]. Les entretiens ont été menés entre juin 2022 et septembre 2023, alors que l’observation s’est déroulée de manière discontinue de février 2022 à novembre 2023. Les matériaux ainsi collectés lors des entretiens ont été traités puis soumis à une analyse de contenu pour parvenir aux résultats présentés ici.

 


La méthode de Pointinini dans la gestion de la circulation routière au Cameroun : entre contestation et révolution silencieuses


Pour mieux présenter la méthode Pointinini, il faut passer en revue le parcours de l’innovateur, et décrire en détail sa pratique.

 

Le parcours de Pointinini


De sources concordantes, dans son vidéoclip ayant pour titre La chaussure qui parle, l’artiste ivoirien Abou Nidal faisait la promotion d’une chaussure nommée « Pointinini ». Cette chaussure se caractérisait par son bout bien pointu et quelque peu surélevé ou par sa matière parfois en peau de crocodile. Cette expression s’est répandue et qualifie, dans le contexte camerounais, toute chaussure d’homme pointue ou bien dressée. Cette dénomination a été attribuée par le public à un agent de la police camerounaise dirigeant la circulation routière à Yaoundé. Difficile de dire qui en est l’auteur, mais il est certain que cet officier de police est bien connu de tous par ce pseudonyme. À l’observer de près, il est ainsi nommé par rapport à ses chaussures car il porte quotidiennement des chaussures pointues et bien cirées. Qui est Pointinini ?
Pointinini, de son vrai prénom Fabrice, est un jeune Camerounais né d’un père enseignant et d’une mère ménagère. Aujourd’hui officier de police de 2e grade, mais recruté en octobre 2002 comme inspecteur de police de 1er grade, il a intégré ce corps sur concours direct de niveau BEPC (brevet d’études du premier cycle), le seul d’ailleurs de la fonction publique qu’il ait passé. Au sein de la police, il travaille pour la direction de la sécurité publique. À sa sortie de l’école de formation, il exerce « d’abord au commissariat de Nkoldongo, ensuite au groupement régional de la voie publique et de la circulation du centre[9] » où il travaille actuellement. Il travaille au sein de ce groupement régional depuis 2006, soit dix-sept ans déjà qu’il dirige la circulation routière au carrefour Coron. Il est titulaire de la médaille de la Force publique. Sur le plan physique, il mesure environ 1,80 m. Toujours la mine serrée et sérieuse, son autorité impose respect à tout usager de la voie publique.

S’engager pour la contradiction dans une révolution silencieuse ?


Trois maîtres-mots définissent Pointinini sur la voie publique : « respect, rigueur, sérieux ». Pour réussir sa mission d’agent de police, il s’est prescrit de respecter tous les usagers. Sa rigueur lui impose une certaine objectivité dans ses interactions avec les usagers de la voie publique en refusant le favoritisme. Enfin, son sérieux impose en retour le respect de tous. Par cette attitude, il accomplit sa mission sur la voie publique, véritable arène.
Trois pratiques essentielles décrites ci-dessous constituent la méthode de Pointinini. Elles reposent sur sa connaissance du contexte dans lequel il exerce.

 

Infliger une perte de temps volontaire à l’usager indiscipliné

« La manière dont je punis un indiscipliné ou contrevenant de la voie publique, c’est en lui perdant le temps, la perte de temps[10]. » Ainsi, lorsqu’un usager viole la prescription de suivre l’alignement autorisé, Pointinini peut le faire attendre de deux manières. Soit il se place devant le véhicule, l’empêchant d’avancer jusqu’à ce qu’il décide de le libérer. Soit, dans des cas rares, il prend le dossier du véhicule ou les pièces personnelles du chauffeur. Il ne les restituera que lorsqu’il estimera que l’usager a appris de son incivisme. S’il lui arrive de prendre le dossier du véhicule ou les pièces personnelles du conducteur, celui-ci est obligé de stationner sur le côté pendant que Pointinini continue tranquillement son travail. En pleine chaussée, le conducteur ne peut l’approcher et s’il le fait, Pointinini lui dira d’aller attendre dans sa voiture. Il ne remettra les pièces qu’après avoir fait perdre du temps à l’usager. Il affirme d’ailleurs qu’il a « déjà jeté le dossier du véhicule d’un automobiliste dans un camion Hysacam[11], mais une fois seulement. Il fallait que le chauffeur aille chercher son dossier là-bas[12] ».

Rétrogradation de l’usager à la queue du rang

L’automobiliste déviant peut se voir rétrogradé à la queue du rang prescrit par l’agent de police en poste dans la circulation. Généralement, Pointinini impose une marche arrière au mis en cause et l’accompagne jusqu’à la queue des rangs autorisés. Pour faire ces manœuvres, il se place devant le véhicule tout en exigeant, par des signes et paroles autoritaires, de reculer jusqu’au bout de la file d’attente.

Auto-interdiction du marchandage du service ou du trafic d’influence

Pointinini se distingue par le refus de prendre des pots-de-vin : « Les automobilistes tentent toujours fréquemment de me corrompre mais je n’ai jamais cédé[13]. » En se démarquant des pratiques habituelles de ses confrères, il s’est fixé une ligne de conduite pour sensibiliser, éduquer et moraliser les usagers de la voie publique.
Pointinini s’engage par sa conduite professionnelle à contester la banalisation des comportements corrompus. Ses pratiques l’inscrivent au cœur de « l’invention du quotidien » (De Certeau, 1990), dans sa réappropriation de l’usage de la voie publique. Ses attitudes au travail soumettent les conducteurs à un effort civique de respect du Code de la route lorsqu’ils sont dans son périmètre de compétence. Par son comportement incorruptible visible, il s’oppose à « la privatisation des services publics » (Plane, 1996), soignant individuellement l’image de son corps de métier. Il amorce à sa manière une révolution silencieuse perceptible avec plus d’attention, car des pratiques aussi localisées peuvent passer inaperçues ou être perçues comme des faits divers, des mises en scène.

Ressorts du répertoire d’actions et motivations de Pointinini


Les ressorts de l’action et les motivations de Pointinini permettent de mieux situer la singularité de sa pratique.

Ressorts du répertoire d’actions choisi par Pointinini

Pour mieux comprendre les ressorts de ce type de comportement dans l’environnement camerounais, il faut l’inscrire dans « des parcours singuliers » qui favorisent l’accomplissement de « l’identité personnelle » (Bajoit, 2019). Trois principales entrées permettent ici d’interroger la pratique qui inscrit Pointinini parmi les innovateurs de l’intérieur : la socialisation, la vocation et la conscience professionnelle. En s’articulant avec les travaux de Bajoit, ces trois ressorts participent à l’analyse des pratiques de Pointinini comme une démarcation, une stratégie pour échapper à l’image répandue d’une police racketteuse afin de s’accomplir en tant que sujet et acteur de son existence personnelle. Ce refus du conformisme pratique inscrit Pointinini dans « des parcours singuliers » (Bajoit, 2019, p. 97) et lui évite « un malaise identitaire[14] » (Bajoit, 2019, p. 191).

 

De la socialisation primaire : « éducation parentale »

Pointinini doit beaucoup à l’éducation reçue de ses parents et plus spécifiquement de son père enseignant. Cette éducation a considérablement influencé son parcours et sa conduite car il semble très attaché aux valeurs reçues. Il ne tarit pas d’éloges vis-à-vis de son père qui l’a rigoureusement éduqué en lui inculquant certaines valeurs comme la rigueur ou le respect : « En un mot, c’est l’éducation et la rigueur qui me guident dans mon travail. C’est l’éducation, la rigueur que le papa nous a données[15]. » Ce récit souligne l’importance de la socialisation (primaire) sur les parcours personnels et montre bien qu’une partie de la personnalité et de l’identité sociale de Pointinini se serait construite pendant cette phase. Comme le dit Riutort (2013, p. 63) :
La socialisation primaire est la plus déterminante puisqu’elle fournit à l’enfant ses premiers repères sociaux qui le marqueront durant toute son existence et agiront ensuite comme « un filtre » : les expériences vécues ultérieurement sont appréhendées, en effet, en référence aux premières qui ont contribué à structurer durablement les manières de penser et d’agir de l’individu.
L’emphase sur l’éducation parentale dans son discours montre bien l’importance de la socialisation sur la trajectoire individuelle de Pointinini. Son existence personnelle dont il est entièrement acteur aujourd’hui prend sa source dans ce qu’il doit de plus cher à son géniteur : l’éducation et la rigueur.

 

De la vocation et du dévouement

Le chômage est un phénomène endémique aujourd’hui au Cameroun avec un taux de 5,9 % en 2021 (INS, 2022). Cependant, ce taux peut masquer la réalité du marché du travail car il s’accompagne d’une augmentation de la population travaillant dans le secteur informel qui est passée de 56 % en 1993 à 90 % en 2017 (OIT, 2017), puis à 86,6 % en 2021 (INS, 2022). La rareté des emplois décents fragilise la vocation et impose aux populations de vivre « au-delà de la débrouille » (Ela, 1998, p. 142). Cette situation montre qu’au Cameroun le travail par vocation s’effrite. Certains comportements dysfonctionnels dans les administrations publiques peuvent s’expliquer par le fait que certains agents s’y retrouvent par défaut ou « effraction », l’enjeu étant souvent la survie, parfois au mépris de la déontologie. Dans l’imaginaire populaire, la fonction publique est la meilleure garantie et une fois recruté on peut briller par absentéisme, par marchandage du service public, dans ce « règne de l’impunité » (Ela, 1998, p. 275). Un jeune Camerounais qui intègre « sur monnayage » une école de formation par concours direct se livre à des pratiques peu orthodoxes pour récupérer son investissement dès les premières années de prise de fonction. Cela semble plus connu chez les gendarmes, policiers, personnels des impôts, magistrats, douaniers, etc. où la corruption conditionne souvent l’accès à l’école de formation (Titi Nwel, 1999). Ce n’est visiblement pas le cas pour Pointinini qui déclare au contraire exercer son métier par vocation : « C’était mon destin c’est tout. Et j’aime ce métier énormément. »

 

Entre conscience professionnelle et respect de la déontologie 

En intégrant son métier par vocation, conscience professionnelle et respect de la déontologie guideraient sa pratique au quotidien. C’est le cas pour Pointinini qui affirme : « Mon comportement est guidé par la conscience professionnelle, la déontologie, la rigueur, c’est tout[16]. »
Éducation, vocation et conscience professionnelle constituent trois ressorts déterminants pour impulser un changement de l’intérieur au sein des administrations publiques.

 

Motivations ou rétributions de Pointinini

Du désir d’affirmation de soi par le don de soi sans un contre-don ?

Pointinini s’est fabriqué lui-même en donnant le meilleur de lui « Je n’ai pas de modèle dans la police. Je me suis fabriqué moi-même dans la police[17]. » Dans cette perspective, il paraît intéressant d’analyser son désir d’auto-accomplissement en revisitant le concept du « don et contre-don » théorisé en 1923 par Mauss (2007), repris et actualisé dans de nombreux travaux (Mahieu, 2020 ; Caillé, 2004 ; Mayade-Claustre, 2002 ; Alter, 2002 ; Weber, 2000 ; Cam, 1994). Pointinini ne refuse pas des dons ou cadeaux spontanés des usagers admiratifs de son engagement au métier : « Je leur rappelle toujours, s’ils veulent m’offrir des dons, qu’ils le fassent de leur propre gré[18]. » Ce don libre, désintéressé, « pur et parfait » (Mahieu, 2020), peut exprimer la reconnaissance du dévouement au travail et se fait sans humiliation ni appel au contre-don (Dufy & Weber, 2023). Il s’apparente à « un don sans contre-don » (Cam, 1994). Dans ce contexte, le don est lié à une utilité immatérielle (le bon service rendu) et qui implique la personnalisation dudit don (Mahieu, 2020, p. 67). Cette personnalisation du don envers Pointinini tient au fait que si certains usagers lui offrent spontanément des cadeaux (souvent en liquide), d’autres se préparent pour le faire et peuvent passer plusieurs fois au poste avant de le lui remettre. Si Pointinini est absent, ces usagers conservent le cadeau destiné à Pointinini en attendant l’occasion de le rencontrer personnellement afin de le lui remettre en mains propres. Dans l’acte de donner, Pointinini privilégie l’autonomie du donneur envers le receveur, et ce don peut être anonyme. En revanche, il refuse le don imposé, sous caution, sous contrainte qui prêterait un caractère transactionnel au travail ou service rendu, pour lequel il perçoit un salaire mensuel. Il s’oppose aux dons intéressés, qui « ne sont pas purement symboliques ou sociaux, désintéressés » (Alter, 2002, p. 270), au « dons impurs » (Mahieu, 2020, p. 71), qui sont contraints pour le donneur et imposés par le receveur. Les dons que reçoit Pointinini ne sont ni contraints pour le donneur, ni recherchés par le receveur. En revanche, le don offert à Pointinini relève du bon vouloir du donneur exprimant sa gratitude pour le bon travail accompli par ce fonctionnaire.
Pointinini a donné son temps, son énergie pour recevoir la formation qui lui permet de rendre service aux usagers de la voie publique. Ce travail abattu a une contrepartie que l’on peut appeler « contre-don » dépassant le simple salaire. Dans cette perspective, le travail ne serait plus une simple marchandise que l’on échange ponctuellement, mais une part de soi que l’on investit dans une relation de fonctionnaire à usagers. Cet effort dans le travail suscite et motive une « générosité non humiliante » opposée à une « générosité humiliante » (Weber, 2007) qui peut se manifester à l’endroit des mendiants. Dans les études sur la corruption, il est généralement postulé que les agents de police ou de gendarmerie partagent leur moisson corruptive avec leurs patrons. Pointinini ne partage ses dons ni avec sa hiérarchie ni avec ses collaborateurs parce que les donneurs sont libres de donner directement à qui ils veulent. Il pense que ce sont des dons personnels, d’autant que certains usagers, au moment de lui remettre un cadeau, lui rappellent souvent l’avoir raté plusieurs fois. Si ces dons étaient destinés à toute l’équipe de ce poste de police, les donneurs les remettraient à n’importe quel agent de police, en cas d’absence de Pointinini. Il reconnaît néanmoins avoir souvent « fait un geste à un collaborateur pour payer le taxi, prendre un jus ou autre rafraîchissement[19] ». Cependant, cela est fait par élan de générosité et non dans l’esprit de partager une quelconque retombée avec quiconque. En définitive, le don souhaité ou promu par Pointinini est une rétribution de l’engagement personnel pour le travail accompli (Gaxie, 2005 ; Stark, 1990), le respect de la norme officielle dans un contexte dominé par des normes pratiques.

 

Une confiance en soi et une volonté de gagner sa vie par « l’argent propre » ?

Cette confiance en soi qu’affiche Pointinini est une façon de « compter sur ses propres forces » qui le stimule dans son travail quotidien. Au Cameroun, il y a des expressions populaires qualifiant la fortune ou l’accumulation selon qu’on la juge licite ou illicite. C’est ainsi qu’on peut parler de « l’argent propre » versus « l’argent sale ». « L’argent propre » est alors le fruit du travail bien fait et mérité, synonyme de gagner sa vie à la sueur de son front. Cela s’oppose à « l’argent sale » qui s’accumule par des trajectoires, des activités ou des pratiques compromettantes (détournements, corruption, vol, etc.). Certains informateurs estiment que Pointinini est motivé par une volonté de vivre de « l’argent propre », raison pour laquelle il se refuse d’imposer le monnayage par quelques stratégies que ce soit aux usagers. Cela apparaît clairement dans son discours lorsqu’il déclare n’avoir jamais cédé aux tentatives de corruption des usagers, mais ils peuvent lui faire des dons de leur propre gré.

Une volonté de rendre hommage et faire honneur à ses parents

Le désir d’affirmation de soi s’accompagne d’une volonté de rendre hommage aux parents. Dans un processus du « don et contre-don », ses parents lui ont donné une éducation digne. Il se doit de leur rendre la pareille par un comportement honorable. La médaille de la Force publique reçue participe de cette logique. C’est la première distinction honorifique décernée à un agent public sur sa demande. Savoir que ses parents le citent en exemple est une satisfaction pour Pointinini qui accomplit ses missions professionnelles et familiales avec la certitude que ses « parents aujourd’hui sont extrêmement fiers[20] » de lui.
Pointinini a reçu d’autres rétributions symboliques comme l’encouragement de la hiérarchie, la reconnaissance des collègues. De nombreux témoignages des usagers le confortent dans sa posture. Il a d’ailleurs été nommé « meilleur fonctionnaire de la décennie 2012-2022 » par Camer Natal, une plateforme servant de « vitrine de promotion de l’image du Cameroun ». Sur cette plateforme, un post sur Pointinini a recueilli un résultat exceptionnel de 3 799 commentaires positifs, lui reconnaissant des qualités partagées comme la propreté, la disponibilité, l’exemplarité ou la rectitude.

 

Circulation et capitalisation de la méthode de Pointinini


Avant d’analyser la capitalisation de la méthode de Pointinini au sein de la police camerounaise, il faut essayer de la situer dans l’histoire. Il ressort des entretiens que d’autres policiers ont précédé Pointinini en se distinguant aussi bien par leur rigueur que par leurs méthodes dans la régulation de la circulation routière à Yaoundé autour des années 2000. Trois figures ont été retenues.

 

« Haute Tension » au niveau de la poste centrale


Il y a un qu’on appelait « Haute Tension ». Il a servi vers Acropole, la gare routière déplacée à Mvan était encore par là mais il y avait trop d’embouteillages. Quand il disait que c’est un rang de Mvog-Mbi pour la poste centrale, c’était un rang, tout le monde respectait. Même si tu es ministre tu respectes car il disait que les Camerounais se valent, il n’y a pas plus camerounais que d’autres. Il se place devant ton véhicule et tu ne peux passer, sinon tu le cognes, pour passer. On ne l’influençait pas[21].
Telle est la description que nous avons recueillie d’un autre agent de la police connu des usagers à Yaoundé entre la poste centrale, au cœur de la ville, et le carrefour Mvog-Mbi. Sa rigueur et l’égalité dans le traitement des usagers de la voie publique l’ont singularisé. Dans ce contexte où le trafic d’influence est endémique, où les véhicules immatriculés « corps administratifs » (CA) s’imposent souvent comme prioritaires, « Haute Tension » était prêt à affronter toute situation pour faire régner l’ordre, car pour lui tous les citoyens sont égaux devant la loi. Cette dénomination de « Haute Tension » tenait à son courage pour discipliner tous les usagers sans discrimination et sans se laisser influencer ou intimider. Il était prêt à affronter les « gros poissons, grands ou bôbôhs[22] » de la République s’ils n’étaient pas en cortège ou dans des véhicules prioritaires, d’où son pseudonyme de « Haute Tension ».

 

« Djobalard » au carrefour Mvog-Mbi


Djobalard est également cité comme un officier de police qui a marqué son temps et son poste de travail. Il était chargé de diriger la circulation routière au carrefour Mvog-Mbi, non loin de celui où Pointinini est posté au quotidien, une zone toujours caractérisée par des embouteillages. « Il y avait un autre au niveau du carrefour Mvog-Mbi, on l’appelait “Djobalard”, il aimait tirer le pantalon jusqu’au nombril, il travaillait bien aussi[23]. »« Djobalard » est un pseudonyme qui découlerait de son mode vestimentaire marqué par la ceinture toujours au niveau du nombril. Comme pour Pointinini, les usagers lui ont donné un surnom relatif à son habillement. Il a marqué les esprits par sa détermination et sa rigueur au travail.
À côté de ces deux policiers, qui jouissent déjà de leur retraite, il y a un commissaire encore en fonction à Yaoundé.

 

Commissaire Baba

Il est le patron qui coordonne la circulation routière dans la ville de Yaoundé. De ce fait, il sillonne toute la ville et est bien connu pour son bon travail. « S’il te trouve garé sur le passage clouté, il prend ton dossier et tu iras payer la contravention. Mais tu peux le supplier et il te remet ton dossier. Il est très rapide et patrouille dans toute la ville. Parfois il se comporte comme à Mutenguéné[24]car il coache souvent les agents de police dans des carrefours. Il attrape la main d’un policier ou d’une policière pour lui montrer séance tenante comment diriger la circulation. Chaque fois qu’il arrive dans un carrefour bouché, les agents de police postés à cet endroit souffrent car ils vont travailler doublement sous son impulsion. Il impose de travailler comme cela s’apprend à l’école[25].
Ainsi, son comportement pédagogique est apprécié des usagers de la voie publique. Il ne se laisse pas corrompre, il fait payer la contravention ou il sensibilise le mis en cause en lui accordant des circonstances atténuantes.
À partir de l’analyse de la circulation de ces innovations d’en bas, se dégage leur très faible capitalisation. Dans ce contexte, la réplication de ces comportements jusque-là isolés ne peut qu’être improbable. L’absence de volonté de capitalisation de telles innovations au sein de la police et de l’administration peut se justifier par cinq constats majeurs : 1) l’absence de leur documentation ; 2) la non-implication de ces innovateurs dans les instances de formation des agents de police ; 3) la faible verticalité des innovations individuelles, excepté ici le cas du commissaire Baba – ces trois premiers constats peuvent expliquer en partie le fait que Pointinini déclare s’être construit lui-même, bien que l’on retrouve chez lui certaines méthodes aussi utilisées par ses prédécesseurs – ; 4) l’absence d’un système ou mécanisme clair de sanction positive spécifique en faveur des agents de police se démarquant particulièrement par leurs bonnes pratiques professionnelles ; 5) l’absence de (ou la faible) volonté politique de promouvoir les innovations internes au même titre que les innovations « top-down » et les « modèles voyageurs » importés.

 


Des critiques


La méthode de Pointinini n’est pas appréciée de tous, certains agents de police la considèrent comme une exhibition. C’est ce qui transparaît de cet extrait d’entretien : « Pointinini veut montrer qu’il travaille plus que qui ? S’il pense bien travailler, c’est pour lui et sa famille. Chacun sait comment il est entré dans la police. Les gens ont fait plus que lui avant, mais ils sont où[26] ? » Cet extrait laisse penser que le respect de la déontologie ou retour à l’orthodoxie n’est pas bien perçu par tous. Les habitudes ayant la peau dure, Pointinini peut être perçu comme un dissident, un anticonformiste. Dans ce contexte, le message du délégué général à la sûreté nationale, cité plus haut, illustre la persistance des actes de corruption, traduisant une certaine résistance au changement.

 


Conclusion


Cet article s’est intéressé à une étude de cas d’innovation d’en bas. Il a voulu inverser l’approche en se démarquant des travaux sur la corruption, sur les innovations « top-down » pour se concentrer sur un cas qui désavoue des comportements habituels (critiqués par les usagers) dans les services publics en Afrique. Ce travail a permis d’analyser un comportement louable dans une perspective subjectiviste (Bajoit, 2019) au sein de la police. L’objectif était ici non seulement de contribuer à documenter les innovations de l’intérieur dans les métiers de l’État en Afrique, mais aussi de montrer que les outsiders peuvent être porteurs d’innovations. Qu’ils sont également les acteurs du changement et que celui-ci peut venir de la périphérie.
Ce cas atteste bien l’élargissement et la diversification des formes d’innovations qu’il convient de documenter, et conteste « la prétendue incapacité des sociétés africaines à changer à partir de leurs dynamiques internes » (Ela, 1998, p. 70). Il montre bien que les acteurs périphériques ou d’en bas innovent au quotidien, mais sans curiosité scientifique, ces innovations passeraient inaperçues.
Cette mise en perspective d’un comportement singulier a permis de réfléchir à des concepts d’action individuelle et d’action collective (Birnbaum, 1991 ; Sommier, 2014), d’autonomie individuelle et d’action collective (Coton, 2011), de comportement rationnel (Ménard, 1994 ; Demeulenaere, 2003) ou de rationalité (Boudon, 2009), mais aussi de comportement subjectiviste (Bajoit, 2019).
Les données collectées et analysées permettent certaines conclusions. Ainsi, Pointinini est entré dans la police par amour pour ce corps de métier et non par opportunisme professionnel dans un contexte où le chômage endémique ne laisse pas très souvent le choix au chercheur d’emploi, parfois prêt à accepter un déclassement. Il accomplit son rêve et fait son métier avec dévouement. Il souhaite inspirer les autres citoyens. Il doit en partie son parcours professionnel à cette attitude incorruptible qui se raconte au quotidien. Cette pratique ne peut pas se comprendre en dehors de sa trajectoire personnelle et de la prééminence de la socialisation primaire sur la construction de la personnalité ou de l’identité sociale chez l’individu. Cette action, au départ individuelle, a une portée collective au regard de l’écho qu’elle suscite, qui exprime bien une soif d’équité ou de justice sociale.
Les innovations de l’intérieur sont pour la plupart portées par des acteurs périphériques, d’où leur faible capacité de circulation verticale. Elles se diffusent de manière latérale sans véritable impact durable sur la société, bien que modifiant les perceptions. Ceci pose le problème de leur capitalisation. Les décideurs semblent s’en préoccuper peu, ayant plus d’intérêt pour les innovations importées, parfois porteuses de rentes. Ce désintérêt pour les innovations endogènes ainsi que les illustrations apportées ci-dessus montrent bien que la lutte contre la corruption reste un « effort inachevé » (Mgba Ndjie, 2018) au Cameroun.
Pourtant, « l’interaction des ressources locales et exogènes » (Ndongo & Klein, 2020, p. 73) pourrait être constructive dans la quête d’une amélioration des services publics en Afrique. Cependant, l’inattention du politique vis-à-vis des innovations ou réformes d’en bas pourrait au contraire conforter « l’assujettissement et les formes de sa validation » (Mbembe, 2020, p. 96).

 


Notes

[1] La corruption est définie par l’article 134 du Code pénal camerounais et suppose la sollicitation et l’acceptation par un agent public ou privé d’avantages et faveurs diverses en contrepartie d’un service. Elle intègre aussi le fait pour une personne de proposer des avantages quelconques en vue de l’obtention d’un service, d’un bien, mais englobe également d’autres infractions apparentées concourant à l’enrichissement illicite.

[2] Commission nationale anti-corruption (Conac), Contrôle supérieur de l’État (Consupe), Tribunal criminel spécial (TCS), Agence nationale d’investigation financière (Anif), chambre des comptes et juridictions de droit commun.

[3] Il s’agit du plus haut responsable de la police camerounaise, équivalent du ministre de l’Intérieur ailleurs.

[4] Message radio-porté no 416/DGSN/CAB/SG/IG/DSCS/UC/SL du DGSN, du 4 mars 2024 destiné aux commandant opérationnel du Commandement central des groupements mobiles d’intervention (CCGMI) et délégués régionaux de la Sûreté nationale.

[5] Ce cas n’est pas unique. Des collègues de l’école de criminologie de Kinshasa ont signalé deux cas analogues dans cette ville.

[6] Ce carrefour reste l’un des plus embouteillés de la ville, sur l’axe névralgique reliant l’aéroport international de Nsimalen au centre-ville de Yaoundé. Indiscipline, ruse, agressivité, débrouille ou passe-droits caractérisent généralement les comportements des automobilistes aux heures d’intense trafic.

[7] Célèbre philosophe camerounais auteur de cette formule à propos de la gouvernance : « Notre société se caractérise par le fait d’avoir écarté la norme et d’avoir normalisé l’écart. » Interview donnée au journal Le Jour en mars 2013.

[8] Pour mieux documenter la pratique de Pointinini, la réalisation d’un film d’une vingtaine de minutes est envisagée, si un financement conséquent est trouvé. C’était d’ailleurs une recommandation forte des pairs à l’issue de la présentation de cette innovation au colloque organisé par le LASDEL en mars 2023.

[9] Entretien avec Pointinini le 24 mars 2023.

[10] Entretien avec Pointinini le 28 mars 2023.

[11] Société camerounaise d’hygiène et salubrité, chargée de la collecte et du traitement des ordures ménagères dans les villes.

[12] Entretien avec Pointinini le 28 mars 2023.

[13] Entretien avec Pointinini le 24 mars 2023.

[14] Selon Bajoit, un malaise identitaire est un état de souffrance psychique résultant de l’exacerbation des tensions existentielles entre les zones périphériques de l’identité et qui menace la stabilité du noyau identitaire.

[15] Entretien avec Pointinini le 14 mars 2023.

[16] Entretien avec Pointinini le 28 mars 2023.

[17] Entretien avec Pointinini le 24 mars 2023.

[18] Entretien avec Pointinini le 28 mars 2023.

[19] Entretien avec Pointinini le 14 mars 2023.

[20] Entretien avec Pointinini le 28 mars 2023.

[21] Entretien avec un chauffeur de taxi le 26 février 2023.

[22] Expressions camerounaises désignant des autorités publiques, des hommes et femmes influents du fait de leurs fortunes ou positions de pouvoir dans la société.

[23] Entretien avec un chauffeur personnel le 12 avril 2023.

[24] Ville de la région du Sud-Ouest abritant l’école de formation du personnel non officier de la police.

[25] Entretien avec un chauffeur de taxi le 22 mars 2023.

[26] Entretien avec un agent de police en poste ailleurs qu’à Coron le 13 septembre 2023. Cette perception de la méthode de Pointinini apparaît dans certains entretiens menés auprès des chauffeurs de taxi et commerçants ambulants témoignant que certains policiers critiquent ce travail.

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