Contre-champ
La crise au Congo, une introduction historique
Toussaint Murhula Kafarhire, S.J.
Professeur de science politique
Université Loyola du Congo, RDC
Interview réalisée par
Professeur de science politique, Université Gaston Berger, Sénégal
Rédactrice en chef, Global Africa
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Plan de l'article
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Mame-Penda BA : Depuis quelques semaines, des combats meurtriers entre le Mouvement du 23-Mars (M23), groupe rebelle congolais, et les forces gouvernementales congolaises se sont intensifiés à quelques kilomètres de Goma, dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). Qu’est-ce qui se joue dans ces affrontements ?
Toussaint M. Kafarhire : Il est tout d’abord important de comprendre que ce Mouvement du 23-Mars n’a jamais été un groupe rebelle congolais. En le présentant ainsi, on mélange les faits, on embrouille l’opinion publique internationale, et on pose mal le problème lorsqu’on parle des groupes armés au Congo. Il est important que notre langage reflète véritablement la réalité qu’il exprime. Quand on parle de rébellion, il s’agit d’un groupe interne qui fait dissidence et se révolte contre le gouvernement central. Or, les soi-disant « rebelles » du M23 ne sont pas congolais à la base. Comme le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD) et le Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), ses ancêtres, ils proviennent du Rwanda. Ce sont des éléments de l’armée rwandaise envoyés en RDC qui reçoivent l’appui des drones et le ravitaillement en armes par le Rwanda. Il s’agit d’une coalition entre Rwandais et Ougandais pour continuer à contrôler les ressources naturelles à l’est du pays.
Mame-Penda Ba : Jusqu’où faudrait-il remonter pour comprendre les enjeux de ce qui se passe en ce moment dans cette région ?
Toussaint M. Kafarhire : Je dirais à partir des années 1990-1991, avec la fin de la guerre froide et les changements de la géopolitique internationale. Lorsque la guerre froide cesse, les États-Unis, qui avaient beaucoup utilisé le président Mobutu, comprennent qu’ayant fait son temps, il ne s’adapterait pas au néolibéralisme montant et que, de plus, il était malade[1]. Il était donc temps de le remplacer par quelqu’un d’autre, un jeune leader de la nouvelle génération.
Ces changements à l’échelle internationale au début des années 1990 ont aussi poussé à libéraliser l’espace politique au Congo (discours de Mobutu le 24 avril 1990). Dès lors, nous sommes entrés dans une saga qui n’est pas encore terminée.
En 1986, il y a eu un coup d’État en Ouganda avec l’arrivée au pouvoir de Yoweri Museveni. Celui-ci a dû passer par une rébellion. Les réfugiés rwandais tutsi[2], présents en Ouganda depuis le début des années 1960, ont participé à cette guerre pour aider Museveni à accéder au pouvoir. Il a ensuite fallu partager le butin de guerre i. Ainsi, Paul Kagame et les Tutsi venus du Rwanda, deviennent ministres dans le gouvernement de l’Ouganda et occupèrent d’autres postes importants jusqu’à ce que la population ougandaise s’insurge et refuse qu’elle soit dirigée par des réfugiés étrangers.. Museveni et Kagame optent pour une autre stratégie, celle d’aider ces réfugiés Tutsi en Ouganda à reconquérir le pouvoir au Rwanda.
Il faut se rappeler que le génocide de 1994 se déroule dans ce contexte de changement géopolitique et géostratégique important. Une guerre civile rwandaise avait commencé en octobre 1990. Les anciens rôles et les anciennes alliances se défont. L’occident ne parle plus d’une même voix sur les questions africaines. La France va progressivement perdre son influence dans la région tandis que les rebelles venus de l’Ouganda bénéficient du soutien des Etats-Unis et de la Grande Bretagne. Pendant quatre ans, toutes les formes de combats possible ont émergées : des escarmouches, des batailles, des guérillas. A la demande de la présidence française, François Mitterrand, Mobutu envoie des troupes zaïroises pour épauler l’ancien régime rwandais. Cependant, le génocide n’a eu lieu qu’en 1994, soit quatre ans après le début de la guerre civile au Rwanda.
En tant qu’intellectuels ou personnes soucieuses de l’avenir de l’Afrique, il y a des questions qui sont cruciales et critiques, et que nous devrions nous poser. Pourquoi le génocide rwandais a-t-il précisément eu lieu en 1994 ? Des questions sont restées non résolues, sinon brouillées à dessein, par la volonté de puissance Américaine. Mais comme disait le philosophe Camerounais, Fabien Eboussi Boulaga, le génocide Rwandais est une métaphore ou une métonymie pour l’Afrique. Car ce qui s’est passé là-bas nous concerne. Et nous devons donc apprendre à penser l’impensable. La précarité de nos conditions de vie et l’arbitraire de nos politiques peuvent nous surprendre en nous projetant, soudainement, dans ce genre de violence à n’importe quel moment. Nul n’est à l’abri de la folie des grandeurs.
Pour en revenir au Zaïre (actuelle RDC), nous avons tergiversé pendant sept ans (1990-1997) avant d’aller vraiment vers un régime démocratique. Sept longues années de transition durant laquelle aura lieu le génocide au Rwanda en 1994. Un flux énorme de réfugiés rwandais qui fuient la guerre dans leur pays pour chercher refuge au Zaïre. Ils sont estimés à deux millions. Ces réfugiés n’étaient pas seulement des civils, mais aussi des membres de l’ancien gouvernement déchu du Rwanda. Des combattants arrivaient avec leur argent, leurs armes… et se mélangeaient aux civils à l’est du Zaïre, à Bukavu et à Goma. Kigali, avec à sa tête Paul Kagame, considère que la guerre n’est pas terminée, car les personnes qui sont repliées dans les pays frontaliers peuvent toujours se réorganiser pour revenir faire la guerre. Paul Kagame va entamer des pourparlers avec les Nations unies pour demander que soit créée une zone tampon entre la frontière du Rwanda et les camps des réfugiés. Devant l’inaction de la communauté internationale, il décide d’envahir cette région du Zaïre et de s’occuper lui-même de la question des réfugiés.
Le Président Paul Kagame va alors décider d’envahir le Zaïre pour soi-disant s’occuper, officiellement, d’éloigner les réfugiés des frontières avec le Rwanda. Il y a un excellent documentaire du réalisateur belge Thierry Michel qui s’appelle “L’empire du silence”. Une scène y raconte le sort de ces réfugiés hutus qui sont venus au Zaïre. Kagame et ses allies vont envahir le Zaïre, les poursuivre partout sur le territoire. Ces derniers devront marcher des centaines et des milliers de kilomètres à l'intérieur du Zaïre pour se retrouver dans la forêt équatoriale à pied, cherchant refuge en République centrafricaine ou au Congo Brazzaville. La plupart d’entre eux mourront en cours de route. On a estimé à environ 300 000, les personnes qui vont être massacrées ou qui vont mourir de faim et d’épuisement au cours de ce périple.
Kabila père n'était pas prévu de devenir président du Zaïre après la victoire à Kinshasa et la fuite de Mobutu, mais comme il était porte-parole des rebelles et des pays étrangers qui ont envahi le Congo, donc l'interface avec le monde extérieur, les médias et la communauté congolaise, il a profité de cette carte pour s'autoproclamer président aussitôt arrivé à Kinshasa et cela a pris de court ses mentors[3]. Du coup le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi se sont retrouvés devant le fait accompli et ils devaient réimaginer très vite une politique de reconquête. Ils acceptent Kabila devenu président par effraction. Cependant, le chef d’État-major qui supervisait toute l’armée zaïroise à l’époque, James Kabarebe était un rwandais, exilé en Ouganda. De même, tous les autres chefs de l’armée étaient rwandais ou ougandais. Pourtant, en arrivant au Congo, presque tous se faisaient passer pour des Congolais.
De mai 1997 jusqu’en juillet 1998, Laurent Désiré Kabila a essayé de gérer le Zaïre qu’il venait de renommer République Démocratique du Congo (RDC). Il apprit de ses services secrets que ses mentors d’hier voulaient l'éliminer pour le remplacer avec quelqu’un de plus docile - et pour cause, sa fibre nationaliste qui lui est revenue aussitôt qu’il prit le pouvoir. Il refuse d’honorer les contrats sur l’exploitation des ressources minières qu’ils avaient signés avec l’Occident quand il était chef rebelle. Il prit la décision de renvoyer ses mentors rwandais, ougandais et autres dans leurs pays d’origine, en disant que le peuple Congolais allait leur témoigner de sa reconnaissance pour l’avoir aidé à se débarrasser du dictateur Mobutu. Les Rwandais, Ougandais et Burundais prennent la route pour quitter Kinshasa et retourner chez eux le 31 juillet 1998. Mais à peine arrivés à Kigali, ils ont fait un demi-tour pour aller atterrir à Goma et y proclamer une nouvelle rébellion sous l’appellation Rassemblement Congolais pour la Démocratie (RCD). Cette seconde guerre commencée le 02 août de la même année, conduira à ce que certains analystes appelleront la première guerre mondiale africaine, à cause du nombre des pays qui vont être impliqués, qui pour soutenir le gouvernement central, contre l’agression de la coalition Rwando-Ougando-Burundaise qui contrôlera l’est du pays pendant au moins 5 ans, de 1998 à 2003.
Mame-Penda BA : Qu’est-ce que cela implique quand un groupe rebelle contrôle une région ? Notamment pour les populations ?
Toussaint M. Kafarhire : Concrètement, cela veut dire que le gouvernement central à Kinshasa n’avait pas d’accès sur ses territoires. La partie occidentale du pays, où se trouve la capitale Kinshasa, n’a aucune relation directe avec la partie orientale contrôlée par les rebelles (pas d’échanges ni de libre circulation ou vols d’avions etc.). Les rebelles contrôlent tout : ils ont un gouvernement, une armée locale qui impose l’ordre et la loi ; ils prélèvent des taxes sur les populations et contrôlent aussi l’exploitation des ressources naturelles.
Mame-Penda BA : Quelle est la suite des événements ? On sait que Kabila père sera quand même assassiné et remplacé par son fils Joseph Kabila.
Toussaint M. Kafarhire : Kabila père est assassiné le 16 janvier 2001 dans son bureau, mais pour éviter que le pays ne sombre dans le chaos, il y a eu un consensus pour introniser rapidement Joseph Kabila, fils de Laurent-Désiré Kabila. Joseph Kabila représentait en quelque sorte le trait d’union réconciliateur entre les intérêts nationaux d’une part, et les intérêts étrangers, aussi bien régionaux qu’internationaux, d’autre part. Des enquêtes ont été menées sur l’assassinat de Kabila père, cependant un flou artistique a été maintenu autour de sa disparition.
En 2001, Joseph Kabila[4] accède au pouvoir très jeune, à l’âge de 29 ans. On comprend qu’il a été choisi pour être un simple figurant. Entre 2001 et 2003, des pourparlers débutent pour sortir d’une longue guerre meurtrière. Ce dialogue inclut les principaux groupes rebelles. La rébellion avait de facto balkanisé la RDC. Si en 1996, l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi constituent une coalition qui envahit le Zaïre, en 1999 à Kisangani, un affrontement éclate entre l’armée du Rwanda et celle de l’Ouganda pour le contrôle des mines de diamants du Congo. Le RCD se scinde alors en deux : le RCD-Goma, soutenu par le Rwanda, et le RCD-Kisangani, dirigé par Ernest Wamba dia Wamba. À côté, il y a le Mouvement de libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba[5] soutenu par l’Ouganda.
En 2003, les négociations de Pretoria faisant suite à la signature de Sun City en Afrique du Sud ramènent tous ces mouvements rebelles vers un accord global et inclusif, dont la coalition à Kinshasa va diriger le pays avec quatre vice-présidents issus de différents groupes rebelles, de l’opposition politique, et d’un président provenant du gouvernement central. Ainsi, ce n’est plus un gouvernement pour le peuple mais un gouvernement pour le partage du butin.
Mame-Penda BA : Comment fonctionnait ce gouvernement à vice-présidents ?
Toussaint M. Kafarhire : Les quatre vice-présidents vont représenter ces différents mouvements rebelles et les partis de l’opposition non armée du Congo. Kabila fils va jouer le rôle de chef. L’important pour eux était de se trouver là où les décisions se prennent pour continuer à sécuriser leurs intérêts sur le terrain.
Ce gouvernement a été mis en place pour apaiser et faire taire les armes, mais pas pour résoudre les problèmes de fond des Congolais. En revanche, le point positif est la rédaction d’une nouvelle constitution qui sera soumise au référendum populaire en décembre 2005, votée et adoptée en 2006. Cela va permettre d’organiser les premières élections démocratiques depuis l’indépendance. Kabila sera élu démocratiquement pour cinq ans (2006-2011). Avec cette nouvelle légitimité, le gouvernement provisoire des quatre vice-présidents prend fin en 2006.
En 2011, Kabila va à nouveau organiser des élections et obtenir un second mandat jusqu’en 2016. Mais en 2015, il commence à tergiverser pour se maintenir au pouvoir comme un peu partout en Afrique, et la population va descendre dans la rue pour manifester son désaccord. Beaucoup vont être tués.
Maintenant, nous avons une jeunesse qui, avec toutes ces crises politiques, est suffisamment formée à la politique. La conscience politique qui se met peu à peu en place fait que les Congolais d’aujourd’hui commencent à s’intéresser de près à la question politique, ce qui n’était pas le cas sous Mobutu car ce domaine était réservé à une petite élite. En effet, pendant la dictature de Mobutu, personne ne parlait de politique. Cela, je pense, Mobutu l’avait lui-même hérité de l’époque coloniale, car pendant la colonisation belge, contrairement aux autres pays, l’autochtone congolais n’avait pas le droit de se mêler des questions politiques. On le distrayait avec les questions culturelles, économiques ou sociales. Ainsi, la culture politique est une chose très récente.
Pour revenir sur les cycles électoraux depuis 2006, c’est finalement en 2018 que vont se tenir les élections qui amèneront Félix Tshisekedi au pouvoir[6]. Cependant, tout le monde savait que ce n’était pas lui le vainqueur mais que c’était un accord passé avec Kabila vu qu’il était moins radical que Martin Fayulu. Kabila avait un bilan catastrophique après ses dix-huit ans passés au pouvoir. Il s’est extrêmement enrichi et la population s’est énormément appauvrie. Sur le plan sécuritaire, les guerres ont continué malgré la présence depuis 1999 au Congo des observateurs pour la paix des Nations unies, qui n’ont d’ailleurs jamais réussi à vraiment l’instaurer. La plupart se transforment en dealers bradant les minerais et les font sortir du pays.
Mame-Penda BA : Pourquoi Félix Tshisekedi était la meilleure option pour Kabila fils ?
Toussaint M. Kafarhire : Depuis le début des années 1980, Étienne Tshisekedi était un opposant de Mobutu. Il était la figure de proue de l’opposition zaïroise, et est devenu un héros aux yeux de la population zaïroise car personne n’osait défier la dictature de Mobutu à l’époque. Lors des élections de 2011, Étienne Tshisekedi était l’opposant de Kabila. Il soutint qu’il aurait gagné les élections et s’autoproclama président. Kabila l’assigna en résidence surveillée. En 2017, il meurt en Belgique et Kabila refuse de rapatrier son corps pour ses funérailles, craignant que le retour de la dépouille de ce héros national ne lui fasse de l’ombre, alors qu’il traverse une période politiquement très difficile.
Lorsque nous avons organisé les élections en 2018, un homme sorti de nulle part, Martin Fayulu, a été plébiscité comme candidat unique de l’opposition pour éviter que Kabila ne gagne de manière frauduleuse. Le dauphin que Kabila s’était choisi fut un homme sans grande consistance politique, qui fut battu à plate couture pendant les élections. Sa défaite était tellement patente que le président sortant ne pouvait pas jouer autrement. Connaissant le radicalisme de celui qui avait gagné les élections et qui risquait d’ouvrir des procès en justice contre les membres du gouvernement sortant pour abus et enrichissement illicite, Kabila se dit qu’il serait mieux de passer un accord avec celui qui arriverait deuxième ou troisième, en l’occurrence Félix Tshisekedi, le fils de l’opposant historique. Connaissant l’histoire politique de son père, la popularité de son parti politique, il s’arrange pour lui remettre le pouvoir. Et puisque tout le monde est avide de pouvoir, Tshisekedi en profite pour inscrire le nom de sa famille parmi les présidents de la RDC.
Mame Penda BA : Félix Tshisekedi vient d’obtenir un deuxième mandat de manière absolument controversée. Quel bilan faites-vous de son premier mandat ?
Toussaint M. Kafarhire : Concernant les élections et le deuxième mandat de Tshisekedi, le Congo est comme dans un état d’hébètement. Pour le moment, personne n’ose parler des élections. On a connu pire ! Mais tout le monde a l’air d'être dépassé. Tandis que les observateurs ne semblent pas comprendre ce qu’il s’est réellement passé, la Commission électorale nationale indépendante (CENI) a invalidé 82 candidats pour fraude avérée. Il faut dire que la CENI a fait tout ce qu’elle pouvait pour relever le défi d’organiser les élections dans les délais. Des interrogations persistent quant aux machines à voter que l’on retrouvait entre les mains des individus se promenant dans les rues. Toutefois, les analystes disent qu’avec une opposition divisée, Tshisekedi aurait gagné les élections avec ou sans fraude. Il s’agissait moins de la présidentielle que des législatives. Il y a aussi la peur de ne pas être en mesure de fournir des preuves pour quiconque parlerait de fraude. Les services de renseignement peuvent vous faire emprisonner, comme c’est le cas du journaliste Stanis Bujakera Tshiamala accusé d’avoir fait fuiter des informations à Jeune Afrique qui a ainsi publié un article avec des détails embarrassants sur la mort de Chérubin Okende. Ce dernier était le porte-parole de l’opposant politique Moïse Katumbi. Le journaliste Bujakera a été interpellé pour qu’il révèle ses sources, ce qu’il a refusé de faire. Il est toujours en prison malgré la pression internationale et celle des autres journalistes qui demandent sa libération, le gouvernement reste sur sa position.
Mame-Penda BA : Pourquoi la rébellion redémarre-t-elle maintenant ?
Toussaint M. Kafarhire : Il est certain que lorsque le président rwandais monte les enchères sécuritaires lorsqu’il veut faire pression et continuer le contrôle des ressources à l'est de la RDC. C’est alors qu’il lâche ses chiens de chasse (des invasions des unités de l'Armée Rwandaise) à l’est du Congo qui se déguisent en mouvement rebelles congolais, pour faire diversion et se donner un levier de manoeuvre pour infiltrer ses espions dans les institutions congolaises et manipuler la politique congolaise à partir de l'intérieur.
Il est vrai que le bilan du premier mandat présidentiel de Tshisekedi n’était pas non plus très reluisant. Les gens ont dit qu’il n’avait pas suffisamment de latitude d’action à cause de sa coalition avec l’ancien président Kabila. Il est arrivé au pouvoir en 2018 après des élections controversées et, il aurait fait un deal avec Kabila ; donc, les gens disent qu’il ne gouvernait pas les deux premières années mais exécutait les injonctions de celui qui l’avait mis au pouvoir.
La seule chose qui pouvait vraiment jouer en sa faveur pendant la campagne électorale était sa position radicale vis-à-vis des invasions répétées de l’armée rwandaise et des violences accompagnant l’exploitation des ressources naturelles à l’est de la RDC.
Cette thématique était au cœur du discours d’un autre candidat à l’élection présidentielle, le docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix, qui a beaucoup travaillé sur les questions des femmes victimes et des violences basées sur le genre dans les conflits. Donc, pour le président Tshisekedi, parler de la rébellion de Kagame à l’est était aussi une façon de contrer la candidature de Denis Mukwege, parce qu’il est le seul, jusqu’à présent, à avoir parlé aux niveaux national et international sans mâcher ses mots et a dénoncé l’invasion du Rwanda.
La guerre du M23 a repris parce que Kagame, comme je le disais plus haut, est un militaire qui sait que pour négocier, il doit se mettre en position de force. Il veut aussi envoyer le message à son homologue congolais qu’il ne se laissera pas intimider par des discours. Là, je pense qu’il est en train d’envoyer un signal à Tshisekedi pour lui dire d’assumer ses propos. En effet lors de sa campagne, le président Tshisekedi avait déclaré publiquement : « S’il y a la moindre escarmouche, si la vie d’un seul Congolais est à nouveau menacée par le Rwanda, alors je vous garantis que je vais attaquer le Rwanda jusqu’à Kigali. »
Mame-Penda BA : C’est donc essentiellement une mise à l’épreuve que Kigali fait peser sur Kinshasa et une opération d’humiliation (inter)nationale ?
Toussaint M. Kafarhire : Cela nous humilie, en effet, parce que maintenant on ne parle plus le langage de la force mais celui de la négociation. Pendant ce temps, des gens sont tués et des familles sont en train de quitter leurs terres pour trouver refuge dans la ville de Goma. Une partie des territoires de l’Est est sous le contrôle du M23. N’est-ce pas que cela humilierait n’importe quel homme, à fortiori un chef d’État ? Toutefois, il est important de souligner que le M23 est une énième métamorphose des anciens groupes militaires Rwandais (RCD, CNDP, M23…) que Kigali lâche sur la partie est du Congo sur laquelle il a même eu l’audace de dire qu’elle fut une partie du territoire Rwandais avant la colonisation.
En 2022, je suis retourné dans l’est du pays pour faire quelques interviews : les violences perpétrées dans cette partie du pays sont indescriptibles. J’ai rencontré des femmes qui avaient été violées à plusieurs reprises par les rebelles du RCD, du CNDP, ou du M23. L’une d’elles, qui devait avoir entre 70 et 72 ans à l’époque, m’a relaté que chaque femme violée ou chaque personne violentée devait d’abord creuser sa propre tombe pour y être enterrée. Mahmood Mamdani a écrit un livre, When Victims Become Killers[7], qui pose la question de savoir comment des victimes d’un génocide peuvent devenir à leur tour des criminels et perpétrer autant de violence sur d’autres communautés.
Au Congo, on parle de 12 millions de morts directs ou indirects au regard de cette situation depuis 1990. Quand j’ai rencontré le professeur Valentin-Yves Mudimbe à Chicago en 2013, il m’a confié que cela faisait dix ans qu’il ne s’habillait que de noir pour porter le deuil de toutes les victimes de l’est du pays. Il ne comprenait pas cette tendance à annihiler la vie, alors qu’on se dit croyant avec des traditions africaines.
Mame-Penda BA : Et maintenant, quel tournant les choses peuvent-elles prendre ? Est-ce que cela va s’envenimer ? Est-ce que la médiation internationale permettra de trouver une solution ? Ou est-ce qu’on retourne dans un cycle d’incertitude ?
Toussaint M. Kafarhire : On ne pourra jamais retourner dans le chaos et les incertitudes d’il y a dix ou vingt ans parce qu’il y a une conscience politique très accrue chez les jeunes Congolais. Même à l’est du pays, où des guerres interminables et des invasions à répétition persistent, il existe des groupes de résistance locaux appelés « wazalendo » qui aident l’armée régulière à combattre les M23. Donc, les cartes sont redistribuées. De plus, pendant les années 1990, Kagame a beaucoup joué sur la fibre sensible du génocide dont il était le seul à détenir le monopole de l’interprétation. Aujourd’hui, beaucoup de gens ont pris du recul par rapport au discours uniforme de Kagame et ont eu le temps d’effectuer des recherches pour comprendre la complexité de la question. Il y a notamment ce journaliste camerounais nommé Charles Onana qui a fait d’importantes recherches sur le génocide rwandais de 1994 et ses répercussions dans toute la région, mais aussi sur la situation tendue dans la région des Grands Lacs. Ses écrits sont très éclairants. Il est évidemment haï par le régime de Kigali.
De plus aujourd’hui, il n’existe plus de « mouvement rebelle » en RDC. Les véritables Congolais qui veulent exprimer leurs revendications ne prennent pas les armes contre leur propre pays. Ils le font de manière démocratique, par une opposition républicaine. Les groupes armés que l’on peut rencontrer à l’est du pays sont en réalité des forces d’autodéfense ; lorsque l’armée nationale se montre incapable de les protéger, ils résistent seuls face aux envahisseurs rwandais. Ils essaient de trouver des mécanismes pour protéger leurs communautés. Nous avons un espace politique de plus en plus libéralisé, ouvert, dans lequel les gens osent s’exprimer. Les candidats qui ont perdu les élections, quel que soit le degré de fraude, se rangent et attendent la prochaine échéance électorale.
Aujourd’hui, le plus grand défi du Congo demeure au niveau de la gouvernance et du leadership. Lors de la Coupe d’Afrique des nations qui vient de se terminer, les joueurs ont mimé le geste de « Silence, on tue ! » à l’est du Congo. Ce geste a été récupéré par les membres du gouvernement qui se sont levés pour faire le même geste en plein Conseil des ministres. Ce qui a évidemment indigné la population car le rôle du gouvernement n’est pas seulement de dénoncer, mais de protéger tout ce qui lui est cher. Cela montre que la conscience de la responsabilité des dirigeants est minime. Le Congo a plus de 100 millions d’habitants. C’est un pays extrêmement riche. Beaucoup de multinationales, de ressortissants d’autres nations tels que les Nigérians, les Chinois, les Indiens, les Libanais viennent s’enrichir au Congo. Les Congolais doivent prendre conscience de leur force sociale et économique, et se donner les moyens de faire de leur pays une grande puissance régionale. C’est une vocation qui appelle et qui attend. Ils ne peuvent pas continuer à pleurer ou à jouer à la victime, alors que le pays a tout pour être une grande puissance. En politique, la légitime défense est un devoir sacré. Personne ne protège personne et c’est pour cela que les États se prennent en charge, protègent leur souveraineté, et se dotent de moyens pour se défendre. Un gouvernement responsable devra apprendre à faire des sacrifices, refuser de grosses sommes d’argent, et assurer une plus grande justice sociale pour les militaires, la police, les enseignants, le corps médical, et les administrateurs de l’État.
Je souhaiterais revenir sur la question des identités. L’infiltration rwandaise en profite et restera une technique et une stratégie de guerre tant que l’État congolais n’aura pas défini le contour de la citoyenneté[8]. Cette faiblesse structurelle a permis au président rwandais d’infiltrer ses hommes dans les institutions congolaises chaque fois qu’il l’a voulu. D’ailleurs, lorsque la coalition Rwando-Ougandaise arrive à Kinshasa en 1997, avec Laurent D. Kabila comme porte-parole du mouvement AFDL, les envahisseurs se revendiquent tous, indistinctement, de nationalité « Zaïroise ». Plus tard, à chacune de ses invasions du Congo, le président Kagame prétend vouloir protéger la minorité tutsi du Congo. En réalité, cet argument n’est pas recevable car le Congo a une constitution qui protège également tous ses citoyens. C’est au gouvernement congolais de les protéger puisque, pris individuellement, chaque groupe ethnique demeure une minorité par rapport à l’ensemble. Cette défaillance de l’État dans la définition du contour de la citoyenneté demeure le talon d’Achille dans la résolution durable des crises à répétition dans la partie orientale de la République. Il faudra un jour la reprendre avec beaucoup de courage intellectuel, de sérieux moral, d’intérêt patriotique, de connaissance historique, et de responsabilité éthique.
Déjà en 1998, le président ougandais Yoweri Museveni disait que ses frontières avaient été dessinées de manière arbitraire par le colonisateur et qu’aujourd’hui il fallait les redéfinir. Mais selon les principes de l’Union africaine, les frontières héritées de la colonisation sont intangibles. Ainsi, cette réclamation du Rwanda ou de l’Ouganda, qui cherchent toujours à balkaniser cette partie est du Congo, ne semble pas faire l’unanimité auprès de la communauté internationale. Par conséquent, vu que le Rwanda et l’Ouganda ne peuvent pas s’approvisionner ni piller de façon officielle, ils le font de façon militaire. C’est pourquoi, à chaque négociation, Kagame cherche à immiscer ses espions dans les institutions congolaises, comme il le fait déjà dans les organisations internationales. En effet, infiltrer l’armée congolaise est une manière plus intelligente de faire la guerre sans avoir à tirer une seule balle, puisque l’information militaire sensible est déjà contrôlée par Kigali. Il essaie donc, puisque cela lui a réussi de par le passé, de torpiller le Congo de l’intérieur.
Le président rwandais Kagame vient de signer un protocole[9] avec l’Union européenne sur la chaîne de valeurs dans l’approvisionnement des minerais stratégiques. Le document affirme que « Le pays [Rwanda] est un acteur majeur au niveau mondial dans le secteur de l’extraction du tantale. Il produit également de l’étain, du tungstène, de l’or et du niobium, et dispose de réserves de lithium et de terres rares ». Comble de l’ironie, alors que tout le monde sait que le Rwanda n’a pas de minerais importants sur son territoire, poser un tel acte, au moment où la RDC mène une campagne diplomatique agressive pour dénoncer les violences du M23, démontre le mépris de l’Union européenne vis-à-vis du peuple et du gouvernement congolais. C’est ajouter l’insulte à la blessure. Ce mépris de l’Occident[10] est l’expression de sa convoitise d’un Congo sans les Congolais[11]. L’Union européenne ne peut pas blanchir les minerais de sang extraits dans les zones de conflits à l’est du Congo par une signature avec Kagame. Le manque de repère éthique dans la conduite des relations internationales, à cause d’une compétition néolibérale pour les ressources dites stratégiques, est une honte non seulement pour un Occident donneur de leçon, mais surtout pour l’Humanité.
Notes
[1] Mobutu souffre d’une affection de longue durée et est souvent absent du pays. Il se fait régulièrement soigner en Suisse et quand il revient, il se repose à Gbadolite dans son village, le pays est donc presque non gouverné. Mais vu qu’il a été dictateur depuis 1965, il a eu le temps d’asseoir les institutions, avec une certaine loyauté de la classe politique qui tire bénéfice du système. Ainsi, le pays continue à avancer sans que la figure du président soit vraiment visible.
[2] Paul Kagame lui-même en est le descendant.
[3] Voir le documentaire “L’Afrique en morceaux” disponible sur le lien suivant https://www.youtube.com/watch?v=qegbugObuMg
[4] Kabila fils a suivi une formation militaire en Chine. Il est arrivé au pouvoir avec les mêmes rebelles qui ont chassé Mobutu.
[5] Jean-Pierre Bemba est le fils d’un acteur économique et homme politique du temps de Mobutu. Son enfance a été bercée par le pouvoir auquel il a pris goût. Il a dirigé un mouvement rebelle soutenu par l’Ouganda. Il est actuellement ministre de la Défense nationale de la RDC.
[6] Toussaint Kafarhire Murhula, S.J. (2021, juin-juillet-août). Instabilité politique et consolidation démocratique en RDC. Congo-Afrique, 556, 563-580.
[7] Mamdani, M. (2020). When Victims Become Killers. Princeton University Press. https://press.princeton.edu/books/paperback/9780691192345/when-victims-become-killers
[8] Toussaint Kafarhire Murhula, S.J. (2003, avril). L’autre face du conflit dans la crise de citoyenneté au Congo. Congo-Afrique, 374.
[9] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_24_822
[10] https://www.nytimes.com/2012/12/01/opinion/to-save-congo-let-it-fall-apart.html
[11] https://www.pambazuka.org/governance/africa’s-wealth-and-western-poverty-thought
Bibliographie
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Pour citer l'article :
APA
Kafarhire, T. M. (2024). La crise au Congo, une introduction historique. Global Africa, (5), pp. 262-269. https://doi.org/10.57832/rgt3-an43
MLA
Kafarhire, T. M. « La crise au Congo, une introduction historique ». Global Africa, no. 5, 2024, p. 262-269. doi.org/10.57832/rgt3-an43
DOI
https://doi.org/10.57832/rgt3-an43
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