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Champ
Que peut l’intellectuel face au monstre ? Conversation sur le Sénégal
Professeur d’histoire
Université Colombia, New York
Professeur d’études Romanes
Université de Duke, Caroline du Nord
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Plan de l'article
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Introduction
Le 11 février 2024, s’est tenue, entre sidération, colère et appréhension, une veillée citoyenne à la Cité des enseignants du supérieur de Mermoz, initiée par des universitaires de l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar. Cette veillée s’est tenue en réponse au coup d’État constitutionnel orchestré par le président Macky Sall, qui a plongé le pays dans une crise politique sans précédent. La séquence qui s’est déroulée au Sénégal, les 3 et 5 février 2024, a marqué en effet un tournant majeur dans son histoire politique. Pour la première fois, un président de la République, démocratiquement élu au terme d’un combat acharné pour la défense de la Constitution, a, du haut de son pouvoir décrétal[1], unilatéralement arrêté le processus devant mener à l’élection de son remplaçant, jetant la stupeur dans la population. Pour parachever ce coup, l’Assemblée nationale, forte de l’alliance improbable entre la majorité présidentielle et le Parti démocratique sénégalais (PDS), parti qui avait été écarté du pouvoir en 2012 et les dirigeants poursuivis et traqués au nom de la lutte contre l’enrichissement illicite, a voté une loi constitutionnelle actant à la fois le report de l’élection présidentielle de dix mois et la prorogation du mandat du chef de l’État. Par ce vote, qui a eu lieu hors de la présence des députés de l’opposition expulsés de l’hémicycle à la suite de l’intervention des forces de sécurité, elle a allègrement violé l’article 103 de la constitution, lequel déclare intangibles ses dispositions relatives au mandat du président de la République. Les émeutes qui s’ensuivirent firent quatre morts, dont deux étudiants de l’université Gaston-Berger de Saint-Louis.
Sous le thème « Crise politique et impact sur les universités sénégalaises », la veillée a réuni un nombre significatif d’enseignants et d’étudiants dans un contexte marqué par la fermeture de l’université Cheikh Anta Diop depuis les manifestations du 1er juin 2023. Diffusée en direct sur diverses plateformes, cette veillée a offert un espace de dialogue et de débat où d’éminentes figures telles que Mamadou Diouf et Pr Felwine Sarr ont pris part à la discussion. Au cœur des échanges se trouvait la question cruciale de la figure de l’homme politique comme « monstre », cette métaphore ordinaire du politique que mobilisent les Sénégalais, image qui renvoie à la violence de l’État et des structures de domination, à la dépossession et à l’oppression des masses. Le débat était l’occasion de penser le type d’engagement des intellectuels face au monstre et la place des universitaires dans cette crise politique et de leur rôle dans la préservation des valeurs démocratiques et des libertés fondamentales au Sénégal.
Mamadou Diouf : La fermeture de l’université est l’une des preuves les plus importantes de l’effondrement de la démocratie sénégalaise.
Il est aujourd’hui indéniable que la situation que le Sénégal traverse est proprement une humiliation historique pour un Sénégalais. Une humiliation historique parce qu’elle correspond à un moment où le chef de l’État sénégalais, et la classe politique qui est avec lui, sont en train de piétiner notre expérience démocratique. Que cette expérience démocratique soit limitée ou non, cela montre, parfois, des signes très graves de perversion. Cette démocratie, nous avons constamment essayé de la préserver, de l’élargir – parfois dans la violence, mais le plus souvent dans la concertation. Je pense que c’est cela qui a permis de créer au Sénégal une culture et des attitudes politiques qui ont alimenté ce que l’un de mes collègues anglais, Donal Cruise O’Brien, ami de mon ami Momar Coumba Diop, a qualifié de « success history » sénégalaise. Une expression que je traduis par « expérience réussie » ou « réussite historique » du Sénégal.
La stabilité politique sénégalaise est le résultat de la capacité des acteurs politiques, souvent dans la confrontation, à se donner le temps de la réflexion, de s’arrêter et de s’accorder sur une solution. La preuve de cette extraordinaire réussite des Sénégalais est signalée par la réaction de la communauté internationale démocratique et libérale ; elle encourage les Sénégalais à préserver et élargir leur expérience démocratique si singulière en Afrique. Un engagement qui atteste effectivement une expérience historique particulière. Le Sénégal demeure une boussole dans l’océan des autoritarismes africains. C’est la raison pour laquelle les démocrates du monde entier sont attachés à l’expérience démocratique sénégalaise. Une expérience que les citoyens se sont évertués à approfondir, dans des environnements répressifs, plus particulièrement, au cours des douze années de la présidence de Macky Sall.
Aujourd’hui nous devons être les gardiens de ce temple, dans un environnement où s’accumulent tous les dangers et une violence qui essaie de se faire une place dans l’espace public. Au cours du dernier mandat du président Sall, on a acheté plus d’armes à feu et de voitures de patrouille que de livres et d’équipements de laboratoires ; on a ouvert plus de casernes et recruté plus de policiers et de gendarmes que d’enseignants. Par ailleurs, l’université est hermétiquement fermée. Une fermeture qui est l’une des preuves les plus importantes de l’effondrement de la démocratie sénégalaise. Elle me fait retourner à trois romans. Ces romans sont une invitation insistante à ne jamais abdiquer face à la force et à la terreur. Ils nous somment de penser, d’effectuer des recherches, d’instruire, d’éduquer, de publier, d’échanger et de délibérer. Le premier de ces romans est Chronique d’une mort annoncée du romancier colombien Gabriel García Márquez. On peut dire que depuis trois ou quatre ans, on a assisté à des chroniques de la non-tenue des élections présidentielles du 25 février 2024. Et il est quand même évident que si l’on regarde la démarche de la classe politique au pouvoir, elle a indiqué depuis au moins trois ans que si le président Macky Sall n’était pas candidat en troisième mandat, il serait difficile de tenir les élections. Et je pense qu’ils ont tenu leur pari. On devra continuer à tenir la chronique pour décrypter les manœuvres du président Sall.
Le deuxième est un roman d’Ahmadou Kourouma, Waiting for the Vote of the Wild Animals. C’est la chronique de la construction d’un pouvoir autoritaire, les tours et les détours du piétinement de la pensée et de l’éducation pour faire de la violence, et du recours à la violence, les seuls modes d’intervention dans l’espace public. Il faut le dire, même si certains d’entre eux ont participé à la consolidation du pouvoir et valident les formules les plus répressives du régime au pouvoir, les universitaires ont toujours payé un prix très fort dans la bataille pour la préservation de la démocratie.
Le dernier roman, L’Automne d’un patriarche, également de García Márquez, est la chronique de la décadence et de la déchéance, la fin à la fois tragique et extrêmement violente d’une dictature qui s’effondre. La fin de la fable du chef bien aimé par son peuple qui n’arrive pas à se faire à l’idée qu’il n’est plus adoré. Un dépit amoureux qui est le « père » de toutes les aventures et la recherche effrénée de « dialogue ». Étrange dérive d’un pouvoir dont l’expression autoritaire était toujours affichée.
La crise à laquelle nous assistons est l’expression ultime de la dérive autoritaire du régime, dérive qui s’est annoncée, plus ou moins, à la fin du premier mandat du président Macky Sall. Une crise rythmée par les emprisonnements, les exils, les réformes institutionnelles, les traitements de faveur de certains corps d’État, la religion des infrastructures, la corruption et le népotisme. Aujourd’hui, les universitaires doivent faire l’inventaire de l’ensemble de ces pratiques pour que l’on puisse en tirer des leçons, et les éviter à l’avenir. La crise signale aussi que les deux alternances, la transparence des élections et les coalitions politiques, ne sont pas parvenues à démanteler ce que les jeunes appellent le « système ». Et la lutte contre le « système » semble être aujourd’hui l’enjeu particulier de la bataille politique qui secoue le Sénégal. C’est pour cela qu’il y a, d’une part, les tenants du « système » qui tentent de le préserver et, d’autre part, ceux qui tentent de démanteler aujourd’hui un « système » qui repose sur un modèle à l’agonie.
La crise doit être pensée comme une opportunité pour rompre définitivement avec le présidentialisme. Il est indispensable d’ouvrir le débat pour proposer un nouveau contrat social et un nouveau régime. Et là aussi, l’université devra jouer un très grand rôle en amenant le débat dans un espace plus large pour nous sortir de cette espèce de prison dans laquelle nous sommes aujourd’hui : la prison des discussions juridiques. Il faut sortir du carcan juridique et penser que les problèmes politiques ont des réponses politiques, et le droit n’est qu’un moyen d’organiser la vie sociale. Cela signifie qu’aujourd’hui, l’ensemble des disciplines doivent participer effectivement à ce travail de repenser non seulement le système, mais aussi travailler sur les imaginations, les imaginaires du Sénégalais. Cela invite à des opérations de rupture. Aujourd’hui, on a au moins les conclusions des assises nationales comme base. Il va falloir les repenser car beaucoup d’années se sont écoulées. Mais il va aussi falloir les tester avec les populations sénégalaises. Il faut inventer de nouvelles formules éducatives, de nouvelles formules d’information, de nouvelles formules d’imagination. Et je pense que les universitaires, les artistes ont un rôle à jouer, celui de consacrer leur énergie et leur réflexion à essayer de comprendre cette société, à essayer d’en voir les structures, les formes qui lui sont propres pour pouvoir penser, innover, s’ajuster et s’adapter. Malheureusement, la crise est aussi porteuse de violence, cette violence qui commence à devenir depuis quelques années une habitude. Il faut aussi rompre avec cette violence en créant effectivement une manière de comprendre le bien commun, une manière de vivre une vie commune dans la diversité, dans la pluralité et dans la délibération.
Felwine Sarr : Une situation, même affreuse, lorsqu’on la comprend, on l’éclaire, et lorsqu’on l’éclaire, on la domine.
J’adhère fondamentalement à ce que Mamadou Diouf vient de dire. Je pense qu’on vit un moment crucial de l’histoire politique de notre nation, et j’ai le sentiment qu’aujourd’hui plus que jamais, il nous est demandé de faire corps, de faire corps dans et avec notre communauté, la communauté académique. Je suis heureux de participer à une expérience de mise en mouvement, afin de refaire corps avec la nation. C’est peut-être aussi l’opportunité de nous interroger de manière critique sur notre rôle, celui que l’université peut jouer dans les dynamiques en cours.
Il faut aussi nous rappeler que notre mission est, bien évidemment, d’enseigner, de rechercher, de transmettre, mais qu’elle est aussi de faire, de manière inconditionnelle, profession de lucidité et de vérité, et de faire notre part dans la transformation de nos sociétés.
Aujourd’hui, notre défi est le défi de la République et de la démocratie, il est celui de limiter et d’arrêter la dérive autoritaire du régime en place avec l’arme la plus absolue que nous ayons : la pensée.
Cette dérive autoritaire, nous la connaissons, nous en avons vu les manifestations : restriction de l’espace public, emprisonnements à tour de bras, instrumentalisation du droit, violence physique létale exercée contre les manifestants, élections non inclusives, etc. Depuis quelques années, le régime met en œuvre différents types de violence pour des intérêts privés, des intérêts de clan sur fond d’idéologie et de mensonge d’État. C’est peut-être là l’une de nos premières tâches : produire un discours sur le réel qui défait le mensonge d’État et qui détricote la tentative de fabrique du consentement à l’oppression qui tente, par une phraséologie gouvernementale, de voiler le réel.
De ce point de vue, les universitaires ont joué un important rôle de clarification lorsqu’on a voulu instrumentaliser le droit constitutionnel lors du débat de la troisième candidature du président de la République, le rôle de l’université a été crucial et les universitaires ont apporté des armes intellectuelles, des arguments à la société. Ils ont refusé qu’on la trompe et qu’on lui mente, et je trouve qu’il est absolument fondamental de jouer ce rôle-là. Mais nous devons poursuivre ce travail en temps de crise – c’est ce que nous faisons aujourd’hui –, mais également en temps de paix. Une fois la crise dépassée, il nous reviendra d’imaginer la libération totale : plus que de transmettre des savoirs, il nous est demandé de mener la bataille du sens, et nous devons la mener du côté du peuple, des plus vulnérables. Ce sera peut-être pour nous l’occasion de payer notre dette à la société.
La société nous met dans des conditions confortables, elle nous donne le loisir de réfléchir, d’élucider le fait social, à notre rythme, elle nous donne la possibilité de tenter de la comprendre. Nous devons ainsi lui rendre sa lumière, son intelligence, sa lucidité, sa compréhension d’elle-même. Une situation, même affreuse, lorsqu’on la comprend, lorsqu’on l’éclaire, on la domine. La crise qui est la nôtre nécessite bien évidemment que nous fassions barrage à toutes les tentatives de confisquer nos libertés, mais avec les armes qui sont les nôtres sont les armes de l’intelligence et de la lucidité.
L’effondrement de la pensée va avec l’effondrement des sociétés, nous devons devenir le dernier bastion et maintenir ce qui nous permettra de nous relever. Nous avons la responsabilité, comme l’a dit Mamadou Diouf, de faire l’inventaire, mais aussi de lutter contre toutes les formes d’oppression, et cette fois-ci elle est interne. Bien évidemment, elle a des articulations géopolitiques complexes, mais là, l’oppression à laquelle nous devons faire face vient du ventre de notre société et nous devons lui faire face avec courage, lucidité et un engagement résolu. Le pacte postcolonial est à rompre, depuis les indépendances nous n’avons pas réussi à nous émanciper fondamentalement. Le processus est en cours, il est difficile mais il nous faut réinventer des formes sociales, des formes de gouvernementalité. Il nous faut apprendre de notre histoire politique récente, des vulnérabilités des dispositifs institutionnels. Même au cœur de la crise, je pense qu’on peut s’autoriser à penser l’après-crise, penser bien évidemment aux murs qu’il faudra dresser contre le mal qui avance, et lui opposer une farouche volonté. Mais il faudra aussi nous remobiliser comme nous le faisons aujourd’hui en continuant le travail de clarté, de pensée, et opposer le pouvoir de l’intelligence au pouvoir de la force. Cela me semble être une responsabilité que nous avons et que nous devons assumer pour nous-mêmes, pour la collectivité, pour nos enfants, et pour la construction de notre destin collectif.
Notes
[1] En abrogeant le décret portant convocation du collège électoral pour l’élection présidentielle prévue le 25 février 2024.
Bibliographie
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Pour citer l'article :
APA
Diouf, M., & Sarr, F. (2024). Que peut l’intellectuel face au monstre ? Conversation sur le Sénégal. Global Africa, (5), pp. 252-255. https://doi.org/10.57832/ajy0-jm54
MLA
Diouf, M., & Sarr, F. « Que peut l’intellectuel face au monstre ? Conversation sur le Sénégal ». Global Africa, no. 5, 2024, p. 252-255. doi.org/10.57832/ajy0-jm54
DOI
https://doi.org/10.57832/ajy0-jm54
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