Analyses critiques
Les pièges de l’(anti)essentialisme
Le panafricanisme, l’afropolitanisme et la condition globale des Noirs
Les discours sur la race du siècle des Lumières ont longtemps fait l’objet de critiques au sein de la tradition intellectuelle noire. Si certains théoriciens noirs de la race comme W.E.B Du Bois ou Edward Wilmot Blyden ont répondu aux idées racistes de l’humanisme par des discours tels que le panafricanisme, d’autres comme Kwame Anthony Appiah et Paul Gilroy ont adopté une position beaucoup plus critique à l’égard de l’expression de l’identité raciale en tant que contre-discours de la modernité européenne. En fait, ils remettent même en question les fondements raciaux de cette forme de radicalisme noir qui, selon eux, exprime les limites de l’approche des identités à travers le paradigme racial. Cette conversation philosophique crée deux courants différents dans la tradition intellectuelle noire : une école de pensée racialiste qui reconnaît la condition globale des Noirs comme ontologie afin d’exprimer un discours panafricaniste qui libère le sujet noir de l’hégémonie blanche, et une école anti-racialiste qui dénonce le racisme anti-Noirs en présentant la modernité européenne comme un syncrétisme culturel qui transcende les particularités raciales. Ces deux interventions philosophiques sur la race, le racisme et les structures politico-sociales anti-Noirs influencent les articulations contemporaines des subjectivités noires postcoloniales qui soulignent une expérience afro-atlantique, un enracinement dans la modernité occidentale et un discours sur la conscience de soi. Nous soutenons donc qu’il est théoriquement injustifié d’être d’accord, comme Cheryl Sterling l’affirme dans « Race Matters: Cosmopolitanism, Afropolitanism, and Pan-Africanism » (2015), que les discours relatifs à l’africanité universelle tels que l’afropolitanisme, l’afrochic ou l’afrofuturisme sont exclusifs et élitistes et ne sont donc pas panafricains. L’africanité doit être comprise dans le contexte mondial contemporain comme une expression de la différence culturelle qui célèbre l’enracinement dans l’expérience afro-atlantique, un rapport à la modernité européenne via l’État-nation, et une articulation de l’estime de soi qui réinvente l’avenir des personnes de descendance africaine. Dans cette optique, une compréhension panafricaniste de ces expressions générales de l’africanité réside dans sa réinvention en tant que discours humaniste fondé sur les trois principes suivants : la libération et l’autodétermination des Noirs, la subjectivité postcoloniale et l’affiliation (trans)nationale. Ces trois principes montrent que les manifestations de la condition noire à l’ère postcoloniale transcendent l’identification collective des Noirs à une origine africaine singulière, comme le préconisaient les idées de Blyden sur le retour à une Afrique noire. Il s’agit plutôt d’une exploration continue de la dignité des personnes de descendance africaine, que ce soit en Afrique ou dans la diaspora noire, d’une réinvention, au-delà du « contrat racial », des institutions de pouvoir telles que l’État-nation qui étouffent constamment la prédominance de la vie noire, et d’une reconnaissance de la dimension transformatrice des identités afro-atlantiques qui valorisent les expériences des personnes de descendance africaine au sein et au-delà de l’État-nation lorsqu’elles entament des voyages réparateurs sur le continent africain.
Mots-clés
Panafricanisme, afropolitanisme, Atlantique noir, condition noire, diaspora
Plan de l'article
Introduction
La critique du panafricanisme par Gilroy : une analyse incomplète
« La race » : Du Bois et la représentation de l’africanité
Panafricanisme, afropolitanisme et condition globale des Noirs
Conclusion
Introduction
Les premiers théoriciens du panafricanisme, notamment Edward W. Blyden, Alexander Crummell et Martin Delany ont conceptualisé le mouvement comme une expression culturaliste de la race[1]. Ces penseurs ont recouru à l’idée du panafricanisme pour concevoir un espace réel ou métaphorique où les personnes de descendance africaine pourraient vivre et s’épanouir. Par opposition à la déshumanisation moderne des personnes de descendance africaine, ils ont imaginé « l’Afrique » comme un lieu garantissant la liberté et l’humanité des personnes de descendance africaine. Cheryl Sterling déclare par exemple :
« Les philosophies panafricaines sont nées du désir des esclaves de retourner en Afrique et ont été envisagées comme un appel social, culturel, philosophique et psychique. C’est un mouvement fondé sur la construction de la négritude et de l’africanité qui présuppose une commune souffrance de tous les peuples noirs du fait de l’esclavage, de la discrimination raciale, de l’exploitation coloniale et des mouvements de décolonisation, ce qui, à son tour, permet une forme commune d’identification qui annule les différences géographiques, ethniques, sociales, culturelles et de classe. » (2015, p. 129).
Selon Sterling, le panafricanisme est un discours antiraciste et anticolonial qui remet en cause le racisme institutionnel en construisant l’Afrique comme un lieu physique imaginaire. Cet espace physique offre, à son tour, les conditions nécessaires au développement d’une identité panafricaine qui met l’accent sur une expression politique mais statique de la condition noire, tout en ne prenant pas en compte la différence culturelle comme constitutive de l’expérience de la communauté afrodiasporique. Cette conception racialiste du panafricanisme a été remise en question par des théories plus contemporaines telles que l’afropolitanisme qui structure le débat mondial sur la diaspora noire autour de la différence.
Les discours récents sur la condition globale des Noirs ont donné lieu à une représentation dichotomique de l’expérience noire. Alors que la pensée panafricaine est souvent présentée comme une idéologie politique essentialiste obsolète, des discours récents tels que l’afropolitanisme sont considérés comme des approches plus inclusives (Balakrishnan, 2018). Paul Gilroy (1993) et Kwame Anthony Appiah (1992) condamnent le panafricanisme en tant qu’idéologie raciale et qualifient ses initiateurs de racistes. En conséquence, Appiah propose la notion de « cosmopolitisme enraciné » comme un cadre qui aide à reconceptualiser l’Afrique globale au-delà de l’essentialisation de la race et suivant les principes de la compréhension afropolitaine de la différence, de la diversité et de la mobilité[2]. Dans cet article, nous revisitons la pertinence du panafricanisme dans le contexte afropolitain et nous nous interrogeons sur sa catégorisation en tant qu’expression essentialiste et plurielle de l’identité noire.
Nous défendons l’idée que la race est au cœur des traditions panafricaines et afropolitaines. En tant que critiques du paradigme euro-moderne[3], les spécialistes du panafricanisme ont utilisé la race comme moyen d’affirmer l’humanité noire et d’organiser la libération des Noirs. Et pourtant, malgré sa tradition essentialiste, le panafricanisme a jeté les bases d’une identité africaine diasporique qui permet d’interroger la pertinence de la mobilité, du pluralisme, de la diversité et du devenir dans les expériences contemporaines des personnes de descendance africaine. En dépit de ses particularités racialistes, le panafricanisme constitue donc un avant-goût des nouveaux développements de l’expérience afrodiasporique. Ses particularités essentialistes ne sont pas incompatibles avec le modèle afropolitain. Les deux cadres intellectuels prônent une politique d’autodétermination, de sensibilité postcoloniale et d’appartenance transnationale à partir d’une approche ethnique. Alors que les panafricanistes affirment que la valorisation de la différence raciale est un discours libérateur dans un contexte euro-moderne, les afropolitains affirment que la différence ethnique est un point de référence pour penser la diversité, le pluralisme et l’appartenance au sein des communautés noires mondiales. Nous pouvons donc affirmer que ces deux discours remettent en question les récits occidentaux de la modernité et les institutions de pouvoir telles que l’État-nation, en utilisant l’identité diasporique comme reflet paradigmatique de la différence dans le contexte mondial contemporain.
La critique du panafricanisme par Gilroy : une analyse incomplète
L’ouvrage de Gilroy, The Black Atlantic, constitue l’une des critiques les plus acerbes du panafricanisme au cours des trois dernières décennies. Dans ce texte, il revisite la philosophie des pionniers de la tradition panafricaine tels que W.E.B Du Bois, Martin Delany et Alexander Crummell. Gilroy présente le panafricanisme comme une idéologie raciale et qualifie ces intellectuels de racistes. C’est précisément la raison pour laquelle il affirme que « les versions les plus mystiques du communautarisme noir sont souvent perçues comme faisant partie de l’argument selon lequel une harmonie innée ou fondamentale peut être trouvée sous la surface de l’irréductible pluralité des courants noirs du Nouveau Monde » (Gilroy, 1993, p. 120). Cette critique du panafricanisme en tant que version mystique du communautarisme noir attaque l’utilisation de la race en tant que catégorie culturelle de différence qui sépare un sujet occidental essentiellement blanc d’un autre noir subliminal. Cependant, cette critique du racialisme dévoile une couche supplémentaire d’essentialisme ancrée dans la réconciliation par Gilroy de l’expérience de la diaspora noire avec la modernité occidentale.
La théorie de la diaspora développée par Gilroy en opposition à la tradition panafricaine présente une forte critique du discours occidental sur la modernité. Son interrogation sur les diverses formes d’essentialisme présentes dans les discours raciaux modernes indique qu’une nouvelle politique de la différence culturelle modifie de manière significative les rapports contemporains avec la pratique de la diaspora[4]. Néanmoins, son obstination à écarter la race limite la pertinence de son argumentation et sous-évalue ses représentations ethniques dans l’expérience des personnes de descendance africaine. Pour Gilroy :
« La marque essentielle de la culture de l’intérieur, qui est aussi la clé de sa popularité, est un sens absolu de cette différence ethnique. Celle-ci est maximisée de sorte qu’elle distingue les gens et devient en même temps une priorité incontestable par rapport à toutes les autres dimensions de leurs expériences sociales et historiques, de leurs cultures et de leurs identités. » (1993, p. 3).
Il est important de noter que la critique de Gilroy vise simultanément les représentations de l’euro-modernité et leurs contre-discours. Non seulement il dénonce la hiérarchie raciale et remet en cause les représentations occidentales de la subjectivité, mais il critique également les différentes formes de nationalismes noirs qui essentialisent la différence raciale. Cette critique de l’essentialisme racial, qui ne tient pas compte des expériences ethniques des personnes de descendance africaine, empêche Gilroy de s’intéresser de près au panafricanisme en tant que théorie de la différence qui fonctionne au-delà du cadre occidental moderne et en dehors du temps et de l’espace linéaires de la modernité.
En intégrant la diaspora dans la chronologie moderne linéaire, Gilroy perpétue le paradigme occidental moderne. Bien qu’il démontre clairement les limites du schéma occidental moderne à travers sa dénonciation de « l’intériorisme culturel », sa théorie de la diaspora est toujours enracinée dans un préjugé euro-américain, qui se manifeste dans sa représentation de l’expérience africaine endiguée dans un passé mythique. Dans « Outside the Black Atlantic », Simon Gikandi affirme qu’« il semblerait que le discours rédempteur de Gilroy n’ait été possible que par l’omission de cette histoire de souffrance noire et par la mise à l’écart de l’Afrique dans la géographie morale et sociale de l’Atlantique noir » (2014, p. 241). Cette mise à l’écart de l’Afrique de la modernité montre que l’Atlantique noir est, selon lui, inscrit dans un récit linéaire de progrès qui, dans ce cas particulier, travestit les racines et les itinéraires afro-atlantiques des Noirs du Nouveau Monde et sous-estime l’importance du panafricanisme. En outre, sa conception de la traversée de l’Atlantique comme marque d’une rupture radicale entre les Noirs du continent et ceux de la diaspora traduit une lecture tronquée de l’expérience noire qui représente l’Afrique comme un espace vide dépourvu de sens pour les Noirs du Nouveau Monde comme Du Bois. Pour Gilroy :
« L’Afrique est plutôt apparue comme une alternative mythique à la modernité dans les Amériques – un symbole moral transmis par des objets exquis vus de manière fugace dans la collection africaine de l’université Fisk, mais qui disparaît largement du discours de Du Bois, laissant un espace vide et douloureux entre ses manifestations locales et globales de l’injustice raciale. » (1993, p. 113).
La représentation réductrice que fait Gilroy de la compréhension de l’Afrique par Du Bois simplifie la philosophie plutôt complexe et contextuelle de Du Bois et fragilise le propre projet de Gilroy, c’est-à-dire sa conception de l’État-nation en tant que communauté fondamentalement hétérogène. En outre, si le modèle atlantique de Gilroy montre qu’il s’intéresse à la différence et à la pluralité, il aborde ces deux concepts dans les limites de la pensée euro-moderne. C’est précisément la raison pour laquelle Yogita Goyal affirme que :
« Pour Hall et Gilroy, parmi beaucoup d’autres, le concept de diaspora (avec ses connotations non seulement de traumatisme, de rupture et de déracinement, mais aussi de métissage, de créolisation et d’hybridité) était le meilleur moyen de combattre les discours nationaux d’homogénéité et de forcer l’ouverture d’une notion fermée de l’identité anglaise, ainsi que de décomplexer la négritude elle-même et de la libérer d’une perspective nationaliste. » (2014, p. 8).
Gilroy est clairement plus intéressé à rendre compte de ce que Michelle M. Wright décrit comme une « différence de l’intérieur » de l’espace de la nation[5]. En l’occurrence, Gilroy interroge les représentations homogènes de la subjectivité dans la tradition occidentale. Cette critique lui permet de remettre en question la différence raciale sans nécessairement aborder l’appartenance transnationale des personnes de descendance africaine au continent.
Les discours sur l’homogénéité ont toujours influencé les rapports des personnes de descendance africaine avec les institutions de la modernité. Ils montrent que le cadre occidental moderne et ses contre-discours tels que le panafricanisme fonctionnent sur la base d’un paradoxe épistémique : d’une part, la nécessité de faire fi de l’histoire unique de la modernité occidentale reste une question pressante pour les personnes de descendance africaine ; d’autre part, la « race » est présentée selon Gilroy, comme un concept idéologique qui inhibe une représentation pluraliste de l’histoire du monde. C’est pourquoi Cheikh Thiam affirme :
« La critique du panafricanisme et du nationalisme noir que Gilroy développe dans The Black Atlantic est ancrée dans cette critique du paradoxe inhérent à la conception et à la représentation traditionnelles de la modernité. Gilroy suggère que toute critique de la représentation des personnes de descendance africaine dans le monde moderne doit rejeter la compréhension de la téléologie moderne qui a conduit à l’invention d’une "seule histoire universelle". » (2023, p. 100).
Cette conception téléologique de la modernité oppose les expériences noires fragmentées et divise les personnes de descendance africaine en deux catégories différentes : les Noirs modernes et les Africains non modernes. Il est toutefois important de souligner que malgré la présence historique des Noirs du Nouveau Monde en Occident, leur subjectivité est toujours remise en question par le biais de leur différence raciale, car l’État-nation, en tant qu’institution de la modernité, a été défini comme une entité homogène sur la base de la race. C’est pour cette raison que Michelle M. Wright affirme :
« La nationalité ne peut pas accepter pleinement la différence en son sein parce qu’elle est concomitante à l’absence de différence. Pour ceux qui se trouvent à l’intérieur de ses frontières en tant que symboles de la différence – qu’il s’agisse de différences raciales, ethniques, sexuelles, de genre ou religieuses –, ils doivent nécessairement être construits comme une antithèse à la thèse de la nationalité. Ils servent de repère à ce que la nation tente continuellement de dépasser. » (2004, p. 38).
Par conséquent, les Noirs du Nouveau Monde doivent constamment négocier leur sentiment d’appartenance à l’État-nation parce que la race blanche qui le définit est fondamentalement opposée à la race noire. Cette situation encourage les personnes de descendance africaine à envisager leur subjectivité au-delà de l’État-nation, car ce dernier rejette les possibilités d’épanouissement des Noirs. Le fait que Gilroy ait sous-estimé cette situation difficile l’a conduit à mal interpréter le panafricanisme comme une idéologie raciale et à présenter Du Bois comme un raciste. En fait, une analyse minutieuse de l’expérience internationale de Du Bois, de son activisme et de sa représentation de l’appartenance raciale révèle son investissement dans la différence, orienté vers l’Afrique, qui peut être perçu comme une manifestation plus subtile du panafricanisme.
« La race » : Du Bois et la représentation de l’africanité
Les contributions de Du Bois et de Gilroy à l’expérience de la diaspora noire témoignent de conceptions différentes de la race qui influencent notre représentation contemporaine du panafricanisme. Alors que le premier utilise la race comme un concept qui révèle la condition précaire des Noirs en Amérique qui sont en proie à des sentiments de double conscience, le second en dénonce les limites en nuançant les idéaux racialistes de la modernité. Cependant, l’engagement de Du Bois dans l’expérience noire en Amérique contourne la linéarité spatio-temporelle de l’État-nation moderne et attribue à la condition noire sa véritable dimension mondiale. Ses interactions avec les différentes communautés, espaces et cultures noires ont forgé son « être chez soi dans le monde » et renforcé sa compréhension globale du concept racial[6]. C’est précisément la raison pour laquelle Du Bois affirme :
« La [race] a été pour moi, comme je l’ai écrit, d’abord une question de prise de conscience, puis d’étude et de science ; ensuite une question d’enquête sur les divers courants de ma propre famille ; et enfin une considération de mon lien, physique et spirituel, avec l’Afrique et la race noire dans son territoire d’origine. » (1940, p. 67).
Les expériences internationales de voyage de Du Bois ne peuvent donc pas être assimilées, comme l’affirme Gilroy (1993, p. 121), à « son désir de démontrer la situation interne des Noirs, solidement enlisés dans le monde moderne ».
L’expérience internationale de Du Bois a influencé sa compréhension personnelle, expérientielle et culturelle des « âmes des Noirs ». C’est précisément la raison pour laquelle sa compréhension du panafricanisme ne peut se limiter à une déconstruction de son idéologie raciale. Le panafricanisme de Du Bois dévoile plutôt des expressions performatives d’appartenance à des communautés noires mondiales qui recentrent les corrélations et les tensions inhérentes entre l’américanité, l’africanité et la condition noire.
L’expression de la différence dans l’œuvre de Du Bois est fondamentalement liée à son articulation de la dimension sociale de la race. Contrairement à Gilroy, Du Bois ne reconnaît pas seulement une présence culturelle africaine dans les expériences particulières des Noirs du Nouveau Monde. Il a aussi participé aux congrès panafricains de Paris (1921) et de Manchester (1945), ainsi qu’aux conférences panafricaines d’Accra (1958) (Adi, 2018), ce qui témoigne de son attachement aux questions relatives à l’Afrique et à l’ensemble du monde noir. Cette preuve d’appartenance à la communauté noire mondiale lui permet d’inscrire les expériences modernes des Noirs dans une chronologie diasporique qui permet aux Noirs du Nouveau Monde d’être parallèlement enracinés dans différents univers spatio-temporels. Pour Du Bois, ces catégories comprennent le temps et l’espace de l’État-nation moderne qui contrastent avec la temporalité et la trans-spatialité de la diaspora. C’est dans cette optique que Du Bois utilise la condition noire comme un outil qui préserve l’interface entre l’ancien et le Nouveau Monde. Cet engagement politique et culturel à l’égard de la race illustre la représentation de l’Afrique par Du Bois comme un sujet qui véhicule les continuités et les discontinuités entre les Africains continentaux et les Africains de la diaspora :
« L’Afrique est, bien sûr, ma patrie. Pourtant, ni mon père ni le père de mon père n’ont vu l’Afrique, n’en ont connu la signification ou ne s’en sont préoccupés outre mesure. Les parents de ma mère étaient plus proches, mais leur lien direct, en termes de culture et de race, est devenu ténu ; cependant, mon lien avec l’Afrique est fort. » (Du Bois, 1940, p. 59).
Il n’est pas surprenant que Du Bois aborde les identités diasporiques africaines sous l’angle racial. Il s’intéresse autant à la remise en question de l’assujettissement racial des Noirs en Amérique qu’à l’établissement d’alliances avec la communauté noire mondiale. Cependant, l’amalgame de sentiments ténus, mais forts à l’égard de l’Afrique, légitime une exploration de la signification plutôt que de l’essence du panafricanisme dans l’œuvre de Du Bois. En effet, l’Afrique, pour Du Bois, constitue un sujet qui lui permet d’interroger l’(il)légitimité de sa présence en Amérique, tout en préparant le terrain pour un panafricanisme qui se manifeste dans ses efforts pour rallier les personnes de descendance africaine dans le monde autour d’une compréhension globale de la condition noire. La conception de Du Bois d’une identité noire globale doit être comprise comme une forme d’être dans le monde qui articule les expériences complexes d’une communauté qui subit encore les impacts de la modernité occidentale. Ces impacts incluent l’interrogation constante sur leur présence légitime au sein de l’État-nation moderne et l’(im)possibilité de leur relation affective avec un continent qui est constamment dépeint comme un héritage du passé.
Du Bois passe d’un lien racial à un lien politique avec l’Afrique, comme en témoignent les émotions ressenties lors de ses visites sur place et la nature de ses relations avec ses homologues africains. Bien qu’il utilise la race pour forger un lien émotionnel avec le continent, il matérialise ce sentiment par ses expériences de voyage à travers l’Atlantique à la recherche de ses racines, un voyage au cours duquel il développe sa conception de l’identité collective des personnes de descendance africaine. Il explique :
« C’est la veille de Noël et l’Afrique chante à Monrovia. Ils sont krus et Fantimen, femmes et enfants, et toute la nuit ils marchent et chantent. La musique était autrefois celle des hymnes du renouveau missionnaire. Mais c’est cette musique qui a été transformée et les paroles absurdes sont cachées dans une langue inconnue – liquide et sonore. La musique est modifiée et expliquée avec des cadences et des tournures. Et c’est le même rythme que j’ai entendu pour la première fois dans le Tennessee il y a quarante ans : l’air est soulevé et porté par les voix fortes des hommes, tandis que flottent au-dessus, en complément, les voix hautes et douces des femmes – c’est l’ancien art africain du chant en partie, si curieusement et avec tant d’insistance, différent. » (Du Bois, 1940, p. 60).
Cet esprit de comparaison avec les cultures du continent réitère l’intérêt de Du Bois pour la promotion d’un sentiment de conscience de soi au sein de la communauté noire américaine afin de combattre « la relation malsaine de la personne noire qui la rend incapable de faire face à sa réalité américaine à partir d’une position qui est authentiquement la sienne » (Korang, 2001, p. 172). De plus, il rétablit les liens culturels entre les Africains continentaux et les Noirs de la diaspora que Gilroy néglige dans son ouvrage The Black Atlantic. En même temps, ce projet culturel montre la complexité de la relation des Noirs avec l’Afrique. Dans ce cas précis, Du Bois évoque des parallèles culturels plus spirituels que réalistes. Cette représentation de l’appartenance à l’Afrique et à l’Amérique a un pouvoir de réparation pour les Noirs de la diaspora qui luttent pour leur reconnaissance au sein de la communauté américaine. Si cet engagement panafricaniste avec les cultures du continent et de la diaspora suscite une forme de fierté collective chez les Noirs, il nous permet également d’explorer les différents moyens par lesquels ce panafricanisme spirituel pourrait être transformé en un atout politique pour une communauté noire mondiale caractérisée par ses multiples formes de diversité.
La conscience raciale de Du Bois constitue un atout fondamental qui offre la possibilité de développer une compréhension du panafricanisme qui accepte la différence. Son mode d’expression diversifié de la condition noire constitue le fondement de sa revendication d’une africanité susceptible de restaurer un moi diasporique noir écrasé par les pratiques raciales américaines. Du Bois écrit :
« Mon sentiment racial envers l’Afrique n’était alors qu’une question d’apprentissage et de réaction personnelle, ma méfiance à l’égard des préjugés des Blancs, mon expérience dans le Sud, à Fisk. Mais il n’en était pas moins réel et déterminant pour ma vie et mon caractère. Je me sentais africain de par ma race et, de ce fait, j’étais africain et membre à part entière du groupe d’Américains ayant une peau noire que l’on appelait les Nègres. » (1940, p. 58).
Cette évocation de la dimension raciale et spirituelle de l’africanité traduit la particularité des expériences des Noirs américains. Sa présentation comme une question d’apprentissage individuel suggère que la race est un indicateur culturel ouvert qui imprègne les personnes de descendance africaine d’un sentiment d’autodétermination, d’une conscience raciale et d’une identité propre à la diaspora. L’accent mis par Du Bois sur l’articulation locale de la race en Amérique et son identification avec les cultures africaines avec lesquelles il doit encore renouer impliquent que les cultures noires dans le monde moderne sont appelées à être en contact les unes avec les autres et à forger ce qu’Edwards appelle « la différence dans l’unité » (2001, p. 59). Cette solidarité transnationale dévoile le potentiel de la race en tant qu’indicateur fluctuant[7], c’est-à-dire son articulation en tant que catégorie instable qui se modifie selon les différentes temporalités, les espaces et les géographies. Cette représentation fluide de la race, qui contraste avec son essentialisation dans certains tropes panafricanistes, nous permet de remettre en question le contexte atlantique de Gilroy qui a introduit une hiérarchie différente au sein des personnes de descendance africaine.
En intégrant l’expérience noire dans le cadre occidental moderne, Gilroy crée une hiérarchie ethnique qui sape l’unité panafricaine. Son utilisation du navire négrier comme symbole de la modernité introduit un fossé entre l’Afrique et sa diaspora et réduit les différences culturelles des personnes de descendance africaine à un décalage, c’est-à-dire « une différence ou un écart dans le temps (qui avance ou retarde un horaire) ou dans l’espace (qui déplace un objet) » (Edwards, 2001, p. 65). C’est précisément ce décalage que Gilroy considère à tort comme le point de départ de la modernité noire, fragilisant ainsi sa double fonction de point de rupture et de lien entre les Noirs du continent et ceux de la diaspora. Contrairement à Gilroy, Du Bois trouve le moyen de combler cette lacune par des expressions culturelles qui perturbent la hiérarchisation des personnes de descendance africaine en sujets modernes et non modernes. C’est précisément la raison pour laquelle Wright affirme que :
« Dans ses écrits, Du Bois indique un lieu de naissance en Amérique pour son corps à deux âmes (un Américain, un Noir), mais l’Afrique arrive comme un verbe (africaniser), un ensemble de pratiques qui pourraient être déployées pour changer l’Amérique – réinterpréter l’américanité, pour ainsi dire, par le biais d’une épistémologie alternative. » (2015, p. 51).
Dans l’œuvre de Du Bois, la revendication de l’africanité est une mesure corrective qui non seulement interroge les relations raciales statiques, verticales et hiérarchisées au sein de l’État-nation américain, mais introduit également une compréhension fluide, horizontale et multicouche de la différence des membres de la diaspora. C’est la possibilité pour les personnes de descendance africaine de remettre en question la corrélation du modèle occidental moderne entre la différence et l’absence de subjectivité, et de repenser l’unité à travers les différences. Ce n’est que dans cette optique que le panafricanisme peut être représenté comme une théorie de la différence dans laquelle les identités raciales sont considérées comme une catégorie instable, dont la signification est déterminée par les positions des communautés noires dans le temps et l’espace. C’est pour cette raison que la compréhension de la race par Du Bois a évolué d’une théorie essentialiste tournée vers l’Amérique à un indicateur socioculturel global. Sa compréhension idéologique de la race en Amérique est le point de départ d’un panafricanisme qui s’est matérialisé dans ses relations économiques, politiques et culturelles avec les personnes de descendance africaine à travers le continent et la diaspora. Dans The Negro (2018), il affirme que « la race est une conception dynamique et non statique, et que les races typiques changent et se développent continuellement, se confondent et se différencient » (p. 9). Ainsi, l’expérience de Du Bois aux États-Unis, son activisme mondial et son sentiment d’appartenance à la culture africaine lui permettent de transcender les représentations essentialistes de la race et d’en revendiquer la signification socioculturelle. Sa compréhension transformatrice du concept de race devrait également s’appliquer aux différentes communautés noires caractérisées par leur hétérogénéité en termes d’ethnicité, de sexe, de classe et de géographie culturelle.
La conception culturaliste de la race – voire de l’ethnicité – de Du Bois témoigne d’une idéologie panafricaniste qui aligne le mouvement sur les manifestations contemporaines de la différence dans le monde noir. Bien qu’il ait été plus intéressé par la création d’un nationalisme inclusif qui supplante le modèle occidental moderne, sa démarche intellectuelle complexe, mais parfois controversée, sur la race et la culture montre que son objectif ultime reste la célébration de la différence. Néanmoins, la compréhension de la différence par Du Bois a toujours été compromise par son obsession de la condition noire aux États-Unis. C’est précisément la raison pour laquelle Kwame Anthony Appiah affirme que :
« La position antithétique de Du Bois est l’acceptation de la différence, ainsi que l’affirmation que chaque groupe a son rôle à jouer ; que la race blanche et les autres races sont liées non pas en tant que supérieures ou inférieures mais en tant que compléments ; que le message noir est, avec le message blanc, une partie du message de l’humanité. » (1985, p. 25).
Malgré ces controverses raciales, on peut soutenir que la philosophie de Du Bois fait ressortir le potentiel politique que le panafricanisme peut exercer au sein des communautés noires modernes. Ses vertus politiques et culturelles peuvent être repensées en fonction de la différence, mais une différence qui dépend d’un échange interactif, intersubjectif et transnational avec les expériences des Noirs d’aujourd’hui à l’échelle mondiale.
Panafricanisme, afropolitanisme et condition globale des Noirs
L’émergence d’une nouvelle diaspora africaine aux États-Unis et en Europe ne nuance pas seulement le concept de l’Atlantique noir de Gilroy, mais complique encore l’importance de la race dans la construction de la condition globale des Noirs. Les pratiques contemporaines de la différence et du pluralisme culturel supplantent les idéologies raciales traditionnelles et structurent l’appartenance culturelle selon les principes du transnationalisme. C’est précisément la raison pour laquelle la diaspora, comme on l’a dit, reste un dispositif important à travers lequel le panafricanisme peut être réinventé. La différence diasporique ne remet pas seulement en question le récit linéaire du schéma occidental moderne, mais elle fait aussi apparaître la dislocation culturelle comme la nouvelle condition de la vie des Noirs et diversifie les représentations de la Négritude à l’époque contemporaine. Comme l’affirme Yogita Goyal :
« Les anciens modèles de diaspora, qu’ils soient panafricains ou atlantiques, ont souvent imposé l’hégémonie américaine, l’Afrique continuant d’être décrite dans des termes qui donnent la priorité aux besoins et aux hypothèses de la diaspora. Mais aujourd’hui, la nouvelle diaspora répond et fait avancer la conversation au-delà du panafricanisme, de l’humanisme de Bandung, de l’Atlantique noir de Gilroy ou de la praxis de la diaspora de Brent Edwards. » (2017, p. 259).
Alors que ces différents discours sur la condition globale des Noirs renforcent la représentation triangulaire des expériences noires modernes, leurs dialogues continus, mais discordants avec la réalité de la race, évoquent des représentations changeantes de l’identité qui font écho aux idéaux panafricains de différentes manières. Une approche plus large de l’expérience noire moderne – l’épistémologie de la traversée de l’Atlantique de Gilroy, le panafricanisme rédempteur de Du Bois et la remise en cause de l’histoire singulière par l’afropolitanisme – dévoile des constructions de l’africanité qui nous permettent de lire le panafricanisme comme une manifestation postnationale de la condition noire plutôt que comme un mouvement marginaliste et racialiste. L’importance du panafricanisme au xxie siècle exige des échanges transnationaux sur la notion de différence qui remettent en question la canonisation de l’histoire singulière de la diaspora noire fondée sur le modèle de l’Atlantique noir. La dislocation contemporaine de la diaspora dans différents coins du monde montre que la différence diasporique associe des discours et des calendriers qui résistent aux représentations monolithiques de la condition noire. Comme indiqué, le panafricanisme et l’afropolitanisme sont souvent présentés comme deux moments différents de la tradition intellectuelle noire, avec des projets complètement différents. Alors que le premier considère la race comme le fondement culturel des identités des personnes de descendance africaine, le second « revisite le paradigme dominant de l’espace et de la subjectivité transnationaux » (Skinner, 2017, p. 6). Étant donné que, comme le montre notre lecture de Du Bois, la race est un indicateur changeant, la lutte pour la reconnaissance de la subjectivité noire visible dans les discours sur l’Afrique de la fin du xixe et du début du xxe siècle prend un nouveau tournant au xxie siècle.
La mobilité mondiale des personnes de descendance africaine fait passer les représentations de la différence diasporique de leur vision raciale et transatlantique à une vision du monde plus transnationale et mondiale. Skinner (2015, p. 23) explique en outre que « sous le signe de l’Afropolitan, l’Afrique et ses peuples ne sont pas simplement les cibles de l’intervention mondiale, mais le site et les agents de la connaissance et de la pratique mondiales ».
Cette redéfinition de l’africanité qui n’est plus associée au traumatisme du déracinement, mais qui célèbre la dislocation culturelle, dévoile la capacité d’action comme une couche supplémentaire de résilience dans les contre-discours noirs sur la modernité. Elle révèle que les récits contemporains de mobilité des personnes de descendance africaine reformulent la race et la nation en tant que paradigmes modernes de l’identité, et mettent l’accent sur la différence en tant que manifestation de la capacité d’action. Dans ce cas, la performance de l’africanité transcende les enjeux essentialistes de la condition noire telle qu’elle était défendue par les panafricanistes culturels de la fin du xixe et du début du xxe siècle, et implique également un sens de l’autodétermination, de la subjectivité postcoloniale et de l’affinité transnationale qui peuvent tous être trouvés dans un examen critique du discours de l’afropolitanisme.
Cette expression de la différence au sein des communautés de descendance africaine déplace les représentations monolithiques de la signification de la race, de l’action et de la libération au sein de la diaspora noire mondiale. Comme nous l’avons expliqué, le concept d’africanité a été utilisé, bien que de manière incohérente dans les cercles intellectuels noirs, pour contrer le discours de la suprématie blanche. Son association avec une définition essentialiste de l’identité raciale dans l’ancienne diaspora africaine pour le triomphe d’un panafricanisme racial est remise en question par une génération postcoloniale de chercheurs, d’écrivains et d’activistes africains dont le questionnement relatif à la suprématie blanche repose sur une interprétation apparemment plus complexe des récits d’appartenance qui minent le modèle occidental moderne, l’un des fondements épistémiques de l’État-nation. Pour Yogita Goyal, par exemple :
« Alors que Gilroy soulignait que l’histoire de la violence et la mémoire de l’esclavage étaient à la base de la relation douloureuse des peuples noirs de l’Atlantique avec l’Occident, où ils étaient à la fois aliénés et enchaînés, les Afropolitains et les Afropéens célèbrent la dislocation et rejettent entièrement le modèle du traumatisme comme constitutif de leurs identités. » (2021, p. 780).
Cette génération d’Afropolitains, caractérisée par la célébration de leur auto-description en tant que mutants culturels, exprime sa subjectivité à l’intersection de différentes positions et entités locales qui interrogent habituellement les représentations monolithiques des séquelles mondiales de l’esclavage, du colonialisme et des migrations transnationales, mais qui sont également remises en question par ces représentations. Dans Bye-Bye, Babar, Taiye Selasi (2005, p. 10) explique la formation des identités afropolitaines comme un processus qui se déroule « le long de trois dimensions : nationale, raciale, culturelle – avec des tensions subtiles entre elles ». Cette tension qui réaffirme le décalage, constitue le fondement d’un échange varié, multifocal, anti-essentialiste et supranational avec le monde. Si cette représentation afropolitaine de la subjectivité postule, comme le rappelle Selasi (2005) que « rien n’est nettement noir ou blanc », elle présente l’africanité elle-même comme un révélateur culturel qui permet aux personnes de descendance africaine d’exposer leur sens de la différence culturelle comme un élément constitutif fondamental de leur subjectivité.
Les relations ténues des personnes de descendance africaine avec les institutions de la modernité telles que l’État-nation confirment la prévalence d’un ordre mondial racialisé dans lequel la représentation de l’africanité participe à un effort de désarticulation des effets de la suprématie blanche mondiale (Pierre, 2012). Bien que les différentes articulations de la race dans le panafricanisme et l’afropolitanisme couvrent différents contextes historiques et socioculturels, les représentations de l’être et de l’identité dans chacun de ces contextes devraient être conçues plutôt sous la forme d’un changement que d’une rupture (Goyal, 2019). Dans chaque contexte, les personnes de descendance africaine, que ce soit de manière essentialiste ou non, déploient stratégiquement leurs identités raciales, ethniques et nationales pour démonter les fondements racistes du paradigme occidental moderne. Elles envisagent leur identité à partir d’une certaine essence (couleur de peau, nationalité et origines) afin d’articuler une démarche politique qui saperait les différentes manifestations du pouvoir exercé sur les corps, les cultures et les identités noirs dans le contexte de la modernité.
Conclusion
Il est important de noter que les débats contemporains sur le panafricanisme, l’afropolitanisme, la condition noire et la diaspora transcendent la dichotomie essentialiste ou pluraliste. Chacun de ces concepts a une fonction particulière dans notre implication contemporaine dans les expériences des Noirs dans la modernité. Même si le panafricanisme a été théorisé à l’origine, d’un point de vue essentialiste, il présente une politique raciale d’action qui remet en question la représentation de la modernité comme une histoire unique. Alors que les chercheurs panafricains tels que Du Bois articulent cette action autour de modèles culturels pour promouvoir l’inclusion et l’acceptation de la différence au sein et au-delà de l’État-nation moderne, la génération afropolitaine utilise ces modèles culturels comme des repères qui peuvent les relier au continent et les aider à surmonter les angoisses de la dislocation et de la (non-)appartenance au sein de l’État-nation moderne. C’est précisément la raison pour laquelle ces deux discours peuvent être considérés comme des outils épistémiques permettant de définir la condition noire comme un concept afrodiasporique qui crée les conditions de la libération des personnes de descendance africaine des chaînes de l’euro-modernité. Dans le cadre plus large de la diaspora, le panafricanisme et l’afropolitanisme peuvent tous deux être imaginés comme des modes de représentation de l’identité qui interrogent l’autorité contraignante de l’État-nation moderne, tout en montrant les dysfonctionnements d’un système mondial capitaliste dans lequel les États raciaux et postcoloniaux minent la subjectivité et la capacité d’action des personnes de descendance africaine.
Notes
[1] Dans Pan-Africanism: A History (2018), Hakim Adi fait référence à ces premiers panafricanistes comme étant des penseurs qui ont conceptualisé le mouvement à travers une compréhension racialiste de l’expérience des Noirs de la diaspora, et qui ont plaidé pour leur retour sur le continent.
[2] Dans Cosmopolitanism: Ethics in a World of Strangers (2006), Appiah utilise ce terme pour articuler la pertinence de la culture dans la conception d’une approche du cosmopolitisme focalisée sur l’Afrique.
[3] Le paradigme euro-moderne renvoie à une compréhension eurocentrique de la modernité fondée sur une lecture racialisée de la raison, de la subjectivité et de l'humanisme.
[4] Ce terme fait référence à l’ouvrage The Practice of Diaspora : Literature Translation and the Rise of Black Internationalism (2003) de Brent Hayes Edwards dans lequel il présente une compréhension interdisciplinaire de l’expérience des Noirs entre les deux guerres mondiales.
[5] Wright (2004) décrit deux conceptions de la notion de différence. Le Noir de l’intérieur situé à l’intérieur de l’Occident et le Noir de l’extérieur situé à l’extérieur de l’Occident. Cela montre une double compréhension de la différence que nous appliquons également pour illustrer la différence raciale et la différence diasporique.
[6] Dans son introduction à la version d’Oxford de Dusk of Dawn (2014) éditée par Henry L Gates et Kwame A. Appiah, ce dernier décrit l’activisme mondial de Du Bois comme un mode d’être chez soi dans le monde, ce qui renvoie également à la façon dont Chielozona Eze définit l’afropolitanisme en tant que nouveau style de vie dans le monde.
[7] Ce terme est emprunté à l’essai du même titre de Stuart Hall, qui considère la race comme une catégorie instable dont la signification change en fonction du contexte culturel.
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Fall, A. (2023). Les pièges de l’(anti)essentialisme. Le panafricanisme, l’afropolitanisme et la condition globale des Noirs. Global Africa, 3, pp. 8-9. https://doi.org/10.57832/nrtk-ze47
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Fall Alioune. "Les pièges de l’(anti)essentialisme. Le panafricanisme, l’afropolitanisme et la condition globale des Noirs". Global Africa, no. 3, 2023, p. 8-9. doi.org/10.57832/nrtk-ze47
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https://doi.org/10.57832/nrtk-ze47
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