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Postface

Le chaos de la mort à l’ère de l’anthropocène. Étude comportementale face à la Covid-19 à Médenine (sud-est de la Tunisie)[1]

Mohamed Fares

Chercheur à l’Université de Tunis, Tunisie

faresm760@gmail.com

numéro :

L’Afrique et le monde à l’heure virale

Africa and the World in Viral Time

Afrika na ulimwengu katika nyakati za virusi

افريقيا و العالم في عهد الفيروسات

GAJ numéro 02 première.jpg.jpg

Publié le :

16 décembre 2022

ISSN : 

3020-0458

02.2022

Au moment de la panique causée par la Covid-19, nous nous remémorons l’article de Norman Lewis intitulé « Jouer à blâmer la Covid-19 pourrait détruire la confiance dans la science » (2021). Nous pourrions aussi nous réclamer de l’historienne Judith Rainhorn pour son propos sur l’adaptation de notre monde aux « poisons légaux ». N’oublions pas non plus le dossier de Sciences Humaines, 2022 intitulé « Planète menacée, esprits troublés », qui conclut que « les communautés humaines feignent d’ignorer les menaces auxquelles elles s’exposent et les dangers qu’elles encourent ». Ces écrits se font écho alors que nous mesurons l’ampleur des dégâts infligés au « mur de certitudes que nous ont offert la bienheureuse mondialisation et la modernité à outrance, mais que la pandémie de la Corona a fait s’écrouler, nous prouvant ainsi que les prophéties ne se sont pas réalisées et que la chute, la ruine et le chaos sont désormais des possibles avec lesquels il convient de composer, au sein d’un réel dur et douloureux, où l’attente constitue le seul horizon et où la lassitude est l’unique perspective » (Al-ɛAṭrī, 2022). L’annonce du premier cas officiel de Covid-19 date du 7 janvier 2020 en Chine, dans la ville de Wuhan (Anonyme, 2020a). Par la suite, la pandémie se répand de plus en plus vite, touchant plus de 159 États à travers le monde4 et poussant ceux de l’Union africaine (UA) à instaurer des mesures sanitaires draconiennes, probablement inspirées par des décennies de lutte contre les épidémies d’Ébola, notamment en Afrique de l’Ouest. Les spécialistes de la santé ont alors estimé que la solution la plus adéquate pour l’Afrique était vraisemblablement le confinement sanitaire total (Boutaleb, 2020).


Mots-clés

Comportement, panique, individualisme, Maghreb


Plan de l'article

  • Introduction


  • Tentatives individuelles pour comprendre et expliquer la Covid-19


  • Prise de conscience des dangers de la pandémie et recherches de solutions


  • Une montée de l'individualisme ?


  • Une nouvelle axiologie : le Web devient une source de récits édifiants


  • Enseignements

Introduction

Au moment de la panique causée par la Covid-19, nous nous remémorons l'article de Norman Lewis intitulé « Jouer à blâmer la Covid-19[1] pourrait détruire la confiance dans la science » (2021). Nous pourrions aussi nous réclamer de l'historienne Judith Rainhorn pour son propos sur l'adaptation de notre monde aux « poisons légaux ». N'oublions pas non plus le dossier de Sciences Humaines, 2022 intitulé « Planète menacée, esprits troublés », qui conclut que « les communautés humaines feignent d'ignorer les menaces auxquelles elles s'exposent et les dangers qu'elles encourent ». Ces écrits se font écho alors que nous mesurons l'ampleur des dégâts infligés au
« mur de certitudes que nous ont offert la bienheureuse mondialisation et la modernité à outrance, mais que la pandémie de la Corona a fait s'écrouler, nous prouvant ainsi que les prophéties ne se sont pas réalisées et que la chute, la ruine et le chaos sont désormais des possibles avec lesquels il convient de composer, au sein d'un réel dur et douloureux, où l'attente constitue le seul horizon et où la lassitude est l'unique perspective » (Al-ɛAṭrī, 2022).
L'annonce du premier cas officiel de Covid-19 date du 7 janvier 2020 en Chine, dans la ville de Wuhan (Anonyme, 2020a). Par la suite, la pandémie se répand de plus en plus vite, touchant plus de 159 États à travers le monde[2] et poussant ceux de l'Union africaine (UA) à instaurer des mesures sanitaires draconiennes, probablement inspirées par des décennies de lutte contre les épidémies d'Ébola, notamment en Afrique de l'Ouest. Les spécialistes de la santé ont alors estimé que la solution la plus adéquate pour l'Afrique était vraisemblablement le confinement sanitaire total (Boutaleb, 2020).
Mais la pandémie a aussi engendré de nouveaux discours empreints de religiosité, de politique et d'internationalisation, les uns en exagérant les effets et les autres en les minimisant. En parallèle est né un autre discours, que l'on pourrait assimiler à une gestion morale de la pandémie, et qui consistait en recommandations pratiques pendant le confinement, non seulement à travers des précautions sanitaires, mais également avec des aides pour la gestion du temps libre, un soutien psychologique, un encadrement des loisirs et une assistance pédagogique (Al-ɛAṭrī, 2022). Des recherches relevant de la sociologie et de l'anthropologie culturelle liées à l'espace maghrébin ou africain - comme les travaux de Jacques Berque ou de Clifford Geertz - inspirent cette réflexion. L'interprétation de Geertz repose principalement sur la définition de la culture telle qu'elle est donnée par Clyde Cluckhohn dans son livre Mirror For Man : il s'agit d'un concept essentiellement sémiotique. Ainsi partage-t-il ses convictions avec Max Weber en considérant l'homme comme « un animal pris dans des réseaux symboliques qu'il a lui-même tissés autour de [lui]. Dès lors, analyser ces symboles ne doit pas être une science empirique en quête d'une loi, mais plutôt une science interprétative en quête de sens » (Geertz, 1973).
Dans cette perspective, nous tentons de decrire les mesures exceptionnelles adoptées dans le contexte maghrebin face à la pandémie, ainsi que les réactions que celles-ci ont suscitées. Pour ce faire, nous avons choisi le gouvernorat de Médenine, dans le sud-est de la Tunisie, pour l'étude comportementale d'individus et de groupes après leur prise de conscience de la gravité de la pandémie et de la nécessité de faire face à cette dernière. Les comportements en question vont du respect des recommandations scientifiques au recours aux guérisseurs dans le but d'une protection individuelle. Ces attitudes ont pu, dans dans certains cas, générer une posture de déni vis-à-vis des acquis de la modernité, de la protection collective, voire une remise en cause de la notion de citoyenneté et des fondements mêmes de l'État. Nous avons d'autre part tenté de rendre compte des contestations sociales générées par la pandémie et plus largement du lien qui existe entre surmortalité, inégalités sociales et révoltes politiques. Aux revendications classiques de liberté, de dignité et relatives au travail, se sont ajoutées celles d'équité dans l'accès aux soins médicaux et aux prestations à caractère écologique.
En parallèle, une demande a émergé pour invalider la notion de chef-lieu, qui consacre la prééminence de certaines régions par rapport à d'autres. Nous terminons en portant notre réflexion sur la contagion virale en général à partir d'une réalité locale, et en comparant celle-ci à la situation d'autres États et entités régionales pour tenter de parvenir à une vision plurielle et pluridisciplinaire. Ainsi, le coronavirus émergent n'est pas un simple objet d'étude scientifique appliqué à un phénomène biologique réel, mais il permet de poser la problématique des relations entre les communautés locales et les institutions en tenant compte du degré de conscience des individus et des groupes dans leur « invention du quotidien »[3] en temps de crise, dans leur recherche de sauvegarde de la personne pour tromper la mort, en gérant au mieux les ressources naturelles et la production des savoirs auxiliaires.
Ce texte a pour ambition de construire une approche descriptive et herméneutique de ces comportements tels qu'ils se sont manifestés dans la région africaine indiquée.

Tentatives individuelles pour comprendre et expliquer la Covid-19

Avec le recul face à la Covid-19, nous tentons d'appréhender les réponses particulières durant la pandémie et les contestations en analysant la psychologie des individus et leurs réactions face aux traumatismes. On constate d'abord qu'il y a eu un déni très fréquent face aux premiers taux de contagion déclarés et une adhésion - largement intériorisée par la conscience collective - à la théorie du complot sur la provenance du coronavirus. Ensuite, la réalité a conduit à gérer la pandémie avec sérieux, loin du déni et de la stupéfaction du début. Une attitude de compromis a permis de débrider à la fois les discours rassurants et les propos alarmants partout sur Internet. L'étape suivante est celle de l'acceptation pour cohabiter avec la pandémie en se dotant de protocoles de protection et en adoptant des habitudes d'hygiène préventive : port de masques, usage de toutes sortes de désinfectants et respect de la distanciation physique.
Les campagnes d'information ont eu pour effet d'amener les gens à observer scrupuleusement les recommandations préventives : port obligatoire du masque dans les lieux publics et utilisation des désinfectants. Les ménagères durent se soumettre à des protocoles supplémentaires avec le lavage des denrées alimentaires (légumes ou même conserves). Il leur fut même recommandé d'ajourner la consommation des produits (parfois plusieurs jours), car le virus meurt au bout de quelques heures s'il ne trouve pas de milieu favorable à son incubation.
Dans les milieux sociaux moyens, des habitudes se sont installées : l'usage de l'eau de javel, de l'alcool et des préparations de gels désinfectants. Des vêtements ont été consacrés à la sortie en ville, qu'on enlevait une fois qu'on était rentré chez soi. Dans les marchés et les commerces, afin de limiter la contamination, l'usage fut de désinfecter les mains et l'argent (billets et pièces de monnaie). Dans les couches sociales moins favorisées ou éloignées des métropoles, on a eu recours à des solutions moins onéreuses : on faisait bouillir des feuilles d'eucalyptus et, plus souvent, on brûlait de l'encens dans les chambres ou dans les habitats collectifs. On avait adopté la consommation des plats fortement épicés, avec beaucoup de piment, de l'ail et de l'oignon ainsi que la préparation des infusions chaudes à base de clous de girofle, de gingembre et d'autres herbes sauvages (à ce propos, des vidéos ont beaucoup circulé et ont été l'objet d'une large audience, surtout quand elles affirmaient que le procédé avait été couronné de succès).
Pour comprendre et expliquer la pandémie, les individus ont eu recours, d'une part, à des sources d'information variées et alternées (Internet, télévision, exposés de médecins et autres spécialistes) et, d'autre part, à des sources populaires orales (récits, vécu des séniors, rumeurs). Cette quête d'informations s'est poursuivie par des interrogations : s'agit-il d'une redoutable course à l'armement bactériologique entre deux puissances militaires (la Chine, d'un côté, et les États-Unis d'Amérique, de l'autre) ou faut-il y voir les conséquences, désormais hors de contrôle, d'une erreur au sein d'un laboratoire de Wuhan ? Mais ce qui est bien plus remarquable, c'est une explication particulière, qui voit dans le virus un châtiment divin aux nations ayant transgressé certaines prescriptions alimentaires.
Dans les pays arabes, les premiers cas de contamination détectés firent tomber certaines certitudes et la menace réelle et générale fut admise par les populations. Celles-ci furent d'autant plus troublées que les instances officielles avaient commencé à agiter l'épouvantail du confinement sanitaire, mais sans en préciser la durée, ni désigner les tranches de populations éventuellement concernées, ce qui inquiéta des catégories d'employés dans le secteur privé, particulièrement les artisans et les travailleurs intermittents ou précaires. Avec la rapide propagation du virus, l'inquiétude redoubla et raviva la conscience du sort commun de l'humanité. On en arriva à mettre en cause les réalisations de la modernité : les avions - qui étaient jusqu'alors considérés comme les moyens les plus rapides et les plus efficaces pour faire parvenir les secours - furent bientôt assimilés aux oiseaux de feu - les milans - que l'imaginaire populaire accuse de semer des brandons et alimenter les incendies de forêt.

Prise de conscience des dangers de la pandémie et recherches de solutions

Médenine a subi une campagne d'information sur l'évolution de la pandémie dans les pays du Nord, en Chine et aux États-Unis d'Amérique avant que les premiers cas de contamination aient été détectés localement, provoquant ainsi une grande inquiétude quant à la sécurité alimentaire et générant une ruée sur les vivres qui furent engrangés en prévision du confinement sanitaire annoncé, mais sans précision de durée, celle-ci demeurant tributaire de l'évolution de la pandémie. Cette course à la consommation sans précédent, qui a eu pour effet de perturber les circuits de production et de distribution et a déréglé l'équilibre de l'offre et de la demande, a été menée dans la peur, d'autant plus que les commerçants ont imposé un quasi-rationnement des denrées alimentaires (lait, semoule, farine de blé et autres produits dérivés), ce qui ne manqua pas d'aggraver la situation et d'alimenter la spéculation. Redoutant le prolongement de la période de confinement, les foyers se sont rapidement transformés en magasins où se sont amoncelées les denrées alimentaires. On a pu constater après le confinement que des stocks excédentaires périmés ou avariés en raison des mauvaises conditions de conservation étaient jetés dans les bennes à ordures ou servis aux animaux en zone rurale.

Une montée de l'individualisme ?

Ainsi, nous avons pu observer quelques signes annonciateurs de l'effondrement des notions de « société moderne » et d'« autorité de la loi » : pillage de semoule et de farine de blé dans certaines zones isolées ; naissance de contestations accompagnées d'atteintes aux biens publics et privés ; protestations contre l'échec des politiques gouvernementales qui viennent s'ajouter aux problèmes sociaux causés par le chômage et la marginalisation, et aux revendications relatives à l'égalité dans la fourniture des soins médicaux. Tous ces comportements, même à petite échelle, trahissent l'éclosion de l'individualisme et constituent un retour à des concepts « pré-citoyens » tels que la famille étendue, le clan ou la tribu.
De manière significative, le personnel d'un hôpital de la région a refusé l'admission d'une femme contaminée en provenance de l'île de Jerba, faisant ainsi renaître une ancienne controverse (Ben Jalloul, 2020) au sujet de l'éventuelle autonomie administrative de l'île. L'aboutissement d'un tel projet aurait de graves conséquences renforcées par l'instabilité de la situation économique, sociale et politique et la précarité de la population. En fait, les craintes concernaient deux questions essentielles : d'abord, le risque d'alimenter le « régionalisme », véritable menace de l'unité de l'État, ensuite, le risque de susciter dans d'autres régions du pays les mêmes velléités d'autonomie, ce qui serait à même de plonger le pays dans une spirale d'instabilité sociale et politique. Indépendamment des suites réservées à ces propositions, nous soulignons ici que la pandémie a contribué à la prise de conscience du déséquilibre entre les régions et a exacerbé le sentiment d'iniquité dans une large couche de la population de l'intérieur du pays et des quartiers populaires en raison de l'insuffisance des équipements et des services publics. Quant aux comportements individualistes, ils se sont surtout manifestés par le refus de rendre, après usage, les concentrateurs d'oxygène mis à la disposition des familles de personnes contaminées par des particuliers ou par des organismes non gouvernementaux affiliés à la société civile. À cela, il convient d'ajouter les agressions perpétrées à l'encontre des équipes médicales, la frénésie avec laquelle la population a engrangé les médicaments destinés à la lutte contre le virus, même avant la contamination ou l'apparition des symptômes. Chez d'autres individus, on a pu observer une attitude d'insouciance et un refus de considérer la situation sérieusement. Ceux-là ont surtout cherché refuge dans des solutions dérisoires (Eagleton, 2007), une configuration à la fois effrayante et pathétique au sens où elle rappelle la définition de Georges Bataille des « rites de transgression » (Bataille, 2011).
Face aux manifestations individualistes excessives, et conscientes de l'interdépendance des facteurs en jeu, les institutions de l'État, ainsi que certains organismes de la société civile et certaines organisations internationales (Conseil tunisien pour les réfugiés, Institut arabe pour les droits de l'homme/bureau régional pour le Sud, Association régionale pour la santé reproductive, Médecins du monde en Tunisie…) ont déployé leurs efforts pour encadrer les catégories sociales les plus démunies. Ainsi, l'Institut arabe pour les droits de l'homme a-t-il organisé des activités en faveur des réfugiés : désinfection de la résidence Ibn Khaldoun le 9 avril 2020 et organisation de visites de terrain dans les postes-frontières : poste de Dhiba-Ouezen, projet de camp de réfugiés de Fatnassia, dont la création avait été programmée en prévision des répercussions des affrontements qui opposaient les deux camps à l'époque en Lybie.
Mais, malgré l'appui juridique à ces activités grâce aux mesures du gouvernement tunisien le 7 avril 2020 - initiative louable saluée par les pays arabes - l'afflux des étrangers dans les centres de vaccination est demeuré faible. En effet, le 11 août 2021, dans sa communication au correspondant de la radio nationale numérique, le Directeur régional de la santé préventive à Médenine, le docteur Zaîd Al-Anaz, a déclaré que les immigrés résidant à Zarzis et Médenine ont refusé de se faire vacciner contre le coronavirus et qu'une seule femme âgée de plus de 64 ans aurait accepté. Le docteur Al-Anaz a également ajouté que la peur des effets secondaires était à l'origine de cette abstention et que les personnes concernées affirmaient que leur constitution physique les immunisait contre la pandémie (Marzouki, 2021).

Une nouvelle axiologie : le Web devient une source de récits édifiants

À la faveur des crises internationales, les institutions religieuses ont essayé de prendre part à la lutte contre la pandémie. Ainsi, les hiérarchies religieuses ont transféré leurs interventions du terrain à l'espace électronique virtuel, tentant ainsi d'encadrer, d'orienter et de rassurer leurs fidèles tourmentés par l'angoisse, l'isolement, la peur et le deuil. Des organismes religieux se sont portés au secours des communautés indigentes en subvenant à leurs besoins de première nécessité, en les informant sur les moyens d'éviter la contamination et en prenant des dispositions pour que les prestations sociales parviennent aux bénéficiaires : le Centre international du roi Abdullah Bin Abdulaziz pour le dialogue interreligieux et interculturel a par exemple rassuré les bénéficiaires et les a aidés à adopter les mesures appropriées aux besoins de leur communauté. Cette démarche de soutien a parfois utilisé des récits édifiants empruntés aux différentes confessions à travers le monde ou attiré l'attention sur les ressources et les programmes d'apprentissage relatifs à l'utilisation des moyens disponibles sur Internet afin de simplifier les pratiques cultuelles, de diffuser des messages d'entraide ou d'adopter des mesures pratiques capables d'atténuer les effets néfastes de la pandémie. Localement, les répercussions de la pandémie, exacerbées par le confinement forcé, ont fait émerger dans les esprits les notions philosophiques de chaos, de chute et de vanité, qui sont ainsi devenues des éventualités, avec lesquelles il allait peut-être falloir se résoudre à vivre, même si elles annoncent le règne du « néant », ce cinquième élément des philosophes grecs. À la faveur de ce sentiment de vide ou de néant (y compris celui des valeurs), d'autres individus ont parié sur la fécondité du vide créateur : ils se sont adonnés éperdument à la consommation, à la cuisine, à l'art de la gastronomie, aux séquences vidéo dédiées à la danse et à la nudité. Ainsi, YouTube et Tiktok eurent leurs héroïnes, alternant scènes anodines du quotidien, et spectacles de nu et de séduction… peut-être en raison de la grave crise financière ou pour tenter de rentabiliser l'espace virtuel en multipliant le nombre de vues (Anonyme, 2020b). En Tunisie, les lecteurs numériques du 19 mars 2020 ont pu lire, sur le site Nouvelles maghrébines, un article intitulé : « Tunisie : Nermine Sfar conjure la pandémie en exécutant la Danse de la Corona pour les Tunisiens ». L'article est écrit par Imad Ben Saïed, immortalisant ainsi la première prestation de Nermine Sfar exécutée à la même époque que le discours du président de Tunisie, Kaïs Saïed, dans lequel il s'est adressé à la nation à propos de la propagation de la Covid-19. L'article était illustré d'une photo de la danseuse portant un masque médical et accompagnée d'une légende en ces termes : « Défions la Corona en dansant… Soyez conscients et responsables… Restez chez vous… ».
L'auteur de l'article n'a pas manqué de préciser que beaucoup de Tunisiens se sont intéressés à la performance de Nermine Sfar, qu'ils auraient trouvée, aux dires de certains internautes, plus agréable que les discours des politiciens. En effet, certains organes de presse tunisiens ont rapporté que cette danse avait enregistré un taux d'audience sur Internet (100 000 visiteurs) supérieur au discours du président et que la danseuse avait publié une séquence vidéo où elle se serait engagée à se produire en direct chaque soir sur sa page Facebook ou sur son compte Instagram, à danser et chanter pour régaler ses admirateurs et leur communiquer espoir et bonheur.
Selon certains, les Tunisiens auraient considéré ces propos plus optimistes que les discours officiels du gouvernement et qu'ils contribuaient à une meilleure prise de conscience des dangers du coronavirus. L'événement a même été exploité pour servir de matière à des anecdotes amusantes. En effet, quelqu'un aurait profité du passage en direct de la vidéo pour poster un avis de recherche concernant un parent dont il n'avait plus de nouvelles depuis des années, dans l'espoir que celui-ci se reconnaîtrait dans l'avis au cours de la diffusion. Un autre aurait conçu une blague en publiant une photo du muphti légendée comme suit : « Ce soir, il n'a pas été possible à Nermine de se produire», parodiant ainsi l'annonce rituelle, par le muphti, du début du mois de ramadan ou de l'échéance de l'Aïd : « Ce soir, il n'a pas été possible d'observer le croissant de lune […] ».
Après cette revue des comportements face à la crise de la Covid-19 dans le sud-est de la Tunisie, venons-en à certaines conclusions en rapport avec d'autres réactions planétaires.

Enseignements

D'abord, sur le plan de la prise de conscience individuelle ou collective, de nouvelles normes comportementales et morales ont été instituées, dont la notion même de « groupe », ainsi que les règles de convivialité pendant les visites de courtoisie ou pendant les cérémonies festives. Ainsi, on a tenté de concilier, d'une part, les valeurs traditionnelles de l'hospitalité, de la salutation ou des repas pris en commun et, d'autre part, la distanciation physique et l'isolement, afin de limiter les risques de contamination. À ce propos, il suffit de se référer à la position du psychothérapeute allemand, Jan Kalbitzer (2020). Dans Paranoïa digitale, il traite, d'une manière globale, de la phobie à travers le monde, en abordant les questions des incendies de forêt en Australie en février 2020, des bouleversements climatiques, ainsi que de la pandémie de Covid-19, qui a provoqué des crises de panique anticipée et exacerbé l'état de trouble comme le sentiment d'impuissance chez les populations à cause de l'absence de communication avec les décideurs. Ensuite, loin des considérations comportementales, des questions qui, pendant des décennies, relevaient de domaines cognitifs proches de l'anthropologie ont été mises au goût du jour : la connaissance de la mort, les rites funéraires, l'intégrité de la personne. Ces questions ont ouvert la conscience populaire à des questions qui n'étaient jusque-là familières qu'aux spécialistes de l'anthropologie, comme l'historien français Philippe Ariès, qui a étudié le fétichisme de la mort et distingué, au sein du champ culturel européen, les notions de « mort apprivoisée », de « mort de soi », de « mort de toi » et de « mort interdite », ou des écrivains comme Georges Arens (2018) dans son livre Le suicide.
Enfin, la Covid-19 a changé la face du monde. Elle a emprisonné les gens chez eux, arrêté les cycles de production, interdit l'accès aux mosquées, aux églises et aux synagogues, et transformé les hôtels et les sites touristiques en déserts. Partout, il ne fut plus question que de terreur. Même si les uns en agitaient l'épouvantail de la pandémie, tandis que les autres en atténuaient les effets, peuples et gouvernements se sont retrouvés impuissants face à cet ennemi invisible. Désormais, le seul souci existentiel était la constitution de réserves alimentaires et de stocks de médicaments. On vit se profiler l'égoïsme odieux et l'individualisme pervers et l'on entreprit d'échafauder de nouvelles normes comportementales fondées sur la distanciation physique, la réduction de toute forme de regroupement, l'instauration de nouvelles formes de salutation et de convivialité. Tout a été revu, y compris sur les bancs de l'école et sur les lieux de travail.
Il est d'ailleurs fort probable que la gestion politique et économique de la pandémie a contribué à l'aggravation de l'inquiétude et de la peur panique qui se sont emparées des populations et les ont canalisées vers la frénésie de consommation, conformément à l'essence du capitalisme - naturellement enclin à mercantiliser la maladie et l'inquiétude - afin de canaliser le public et contrôler le comportement humain en temps de crise et ce, essentiellement grâce aux ressources du monde numérique.
Dans ses enseignements, la Covid-19 a été bien juste et bien démocratique : elle a d'abord indifféremment pris pour cible les grandes puissances et les pays en développement, les nantis et les laissés-pour-compte. Elle a frappé sans discrimination de couleur, d'appartenance ou de confession.
Le deuxième enseignement a été de porter bien haut l'étendard de la science et de la connaissance et d'en faire l'une des principales clés de la résistance. La pandémie a permis de faire toute la lumière sur des secteurs vitaux, nationaux et internationaux, qui - sous prétexte de soulager le financement public - avaient été négligés en raison des conditions imposées par les grandes puissances ou par les autres bailleurs de fonds. Le troisième enseignement de la pandémie est d'avoir mis en lumière la destinée commune de l'humanité. Les pays ont beau être éloignés, le supplice est partout le même. Les cultures et les confessions ont beau être diverses, identique sera le prix que paieront les uns et les autres. La pandémie a mis à nu la déchéance morale des hommes : libre à eux désormais de se racheter, de reconsidérer leur vocation, au lieu de demeurer à la merci de la médiocratie et du nivellement par le bas.

Notes

  1. Ce texte a été traduit de l’arabe par Abdelhamid Ladhari.

  2. Centre de recherche sur coronavirus, Université John Hopkins.

  3. Le terme est en fait emprunté au lexique sociologique de Michel de Certeau (1925-1986) dans son livre L’Invention du quotidien (1990).


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Pour citer l'article :

APA

Farès, M. (2022). Le chaos de la mort à l’ère de l’anthropocène. Étude comportementale face à la Covid-19 à Médenine (sud-est de la Tunisie). Global Africa, 2, pp. 217-223. https://doi.org/10.57832/b6wr-x910


MLA

Farès, Mohamed. « Le Chaos De La Mort à l’Ère De l’Anthropocène. Étude Comportementale Face à La Covid-19 à Médenine (Sud-Est De La Tunisie) ». Global Africa, no. 2, 2022, p. 217-223. doi.org/10.57832/b6wr-x910


DOI

https://doi.org/10.57832/b6wr-x910


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